De l'invocation rigoureuse du préjudice de perte de chances en matière assurantielle
La doctrine civiliste dénonce depuis longtemps déjà l’inobservation du cadre de réparation du préjudice de perte de chances fondée sur une méconnaissance de l’exigence d’une implication de la victime dans un processus aléatoire au moment de la survenance du fait générateur. L’arrêt sous commentaire, censurant à juste titre la décision d’une cour d’appel ayant évincé le préjudice de perte de chances alors que pareil processus était caractérisé, rappelle à plus de rigueur les juridictions du fond qui versent parfois dans cet écueil.
Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 18-25440
Le lecteur s’émouvra peut-être à la découverte d’un nouveau commentaire venant grossir la littérature déjà abondante consacrée à cette figure coutumière des chroniques de jurisprudence qu’est la perte de chances1. Pourquoi ce préjudice, bien implanté dans le paysage juridique français depuis son apparition au cours du XIXe siècle2, est-il encore mis à l’honneur ? Ne devrait-il pas avoir dévoilé toutes ses subtilités et faire l’objet d’une maîtrise, sinon sans faille, du moins satisfaisante par le juriste ? L’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 20 mai 2020 – par lequel elle censure le raisonnement erroné d’une cour d’appel3 et, avant elle, d’un tribunal de grande instance, ayant lourdement méconnu le cadre de réparation du préjudice de perte de chances –[...]
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V. not. Ruellan C., « La perte de chance en droit privé », RRJ 1999, p. 729 et s. ; Vitale L., La perte de chances en droit privé, Jourdain P. (préf.), t. 602, 2020, LGDJ, Bibl. des thèses de droit privé.
Cass. req., 17 juill. 1889 : D. 1891, 1, p. 381, au sujet d’un acte d’appel déclaré nul par la faute de l’huissier chargé de l’exploit.
L’établissement de crédit « qui propose à son client auquel il consent un prêt d’adhérer au contrat d’assurance de groupe qu’il a souscrit à l’effet de garantir, en cas de survenance de divers risques, l’exécution de tout ou partie de ses engagements, est tenu de l’éclairer sur l’adéquation des risques couverts à sa situation personnelle d’emprunteur », étant précisé que « la remise de la notice ne [suffit] pas à satisfaire à cette obligation » (Cass. ass. plén., 2 mars 2007, n° 06-15267 : Bull. ass. plén., n° 4). Dans l’espèce commentée, la cour d’appel avait retenu que l’assurance souscrite, couvrant à la fois le risque « incapacité de travail » mais également « décès et perte totale et irréversible d’autonomie », pouvait être regardée comme adaptée à l’emprunteur. Cependant, l’établissement de crédit, sur lequel pèse la charge de la preuve, ne démontre pas avoir rempli son devoir de conseil. Pour ce faire, la cour d’appel précise qu’il eût fallu, par exemple, que l’établissement de crédit fasse signer à l’assuré une déclaration selon laquelle il lui avait non seulement remis la notice mais qu’il la lui avait exposée et expliquée en attirant son attention sur les limites de la prise en charge.
Esmein P., « Le nez de Cléopâtre ou les affres de la causalité », D. 1964, Chron., p. 205.
Marteau P., La notion de la causalité dans la responsabilité civile, thèse, 1913, Aix-en-Provence.
D’autres modes d’appréciation de la causalité, moins fréquemment invoqués, ont été proposés (v. par ex. la théorie de la causa proxima ou la théorie de l’empreinte continue du mal).
L’aléa est subjectif ou décisionnel lorsque l’incertitude causale tient au fait que la situation de la victime était affectée d’un potentiel de mutation tenant à une décision, revenant tantôt à la victime elle-même (comme c’est le cas dans l’espèce étudiée), tantôt à un tiers (juge, jury, partenaires aux pourparlers, contractant…). L’aléa est en revanche objectif ou contextuel lorsqu’il est étranger à la volonté d’un agent (ex : incertaine réaction du corps humain à une thérapeutique ; existence d’un marché faisant fluctuer le prix auquel aurait pu être vendu un bien…). En ce sens, v. déjà Minet A., La perte de chance en droit administratif, Seiller B. (préf.), t. 282, 2014, LGDJ, bibl. thèses de droit public.
Au sujet d’une assurance complémentaire garantissant le risque de perte d’exploitation (Cass. 1re civ., 23 sept. 2003, n° 01-02775 – Cass. 2e civ., 1er juill. 2010, n° 09-15594 : Bull. civ. II, n° 128) ou garantissant plus largement le dommage corporel (Cass. 1re civ., 7 avr. 1998, n° 96-15615 : Bull. civ. I, n° 147).
Cass. 1re civ., 13 févr. 1996, n° 94-11726 : Bull. civ. I, n° 84 (assurance de groupe pour une compétition sportive) – Cass. 1re civ., 18 sept. 2008, n° 06-17859 : Bull. civ. I, n° 204 ; Cass. com., 9 févr. 2010, n° 09-10953 (assurance de groupe pour garantir un prêt).
En vertu de la méthode du « tout ou rien » pratiquée jusque dans les années 1970, si les chances ne dépassaient pas un certain seuil de probabilités, leur disparition n’était pas compensée ; si elles le dépassaient, la perte de chances était réparée à hauteur du préjudice final. Alors que la méthode proportionnelle s’est ensuite imposée, le mécanisme selon lequel les chances qui n’étaient pas jugées réelles et sérieuses ne devaient pas donner lieu à réparation a été conservé. Il s’agissait là d’un vestige de la logique du « tout ou rien ».
Cass. 1re civ., 16 janv. 2013, n° 12-14439 : « La perte certaine d’une chance même faible, est indemnisable » – Cass. 1re civ., 30 avr. 2014, n° 12-22567 : Bull. civ. I, n° 78 – Cass. 1re civ., 30 avr. 2014, n° 13-16380 : Bull. civ. I, n° 76, consacrant l’exigence d’« une perte de chance raisonnable ».
Pour des ex. récents, v. Cass. 1re civ., 6 sept. 2017, nos 16-17175 et 16-18917 ; Cass. 1re civ., 11 déc. 2019, n° 18-19366 ; Cass. 1re civ., 24 juin 2020, n° 19-17071.
V. par ex. CA Lyon, 9 déc. 2014, n° 13/04363 (5 % de chances de négocier des actions à un prix meilleur) ; CA Angers, 26 mai 2015, n° 13/00731 (3,2 % de chances de ne pas emprunter) ; CA Angers, 21 nov. 2017, n° 15/01879 (3,57 % de chances d’obtenir gain de cause).
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