Rupture brutale d'une relation commerciale établie et conflit de juridictions
Une clause attributive de juridiction figurant sur une facture établie à la suite d’une commande n’a pu être opposée au client faute de respecter les conditions posées par l’article 23 du règlement Bruxelles I, alors applicable.
L’existence d’une loi de police ne tient pas en échec le mécanisme du conflit de juridictions.
Cass. com., 24 nov. 2015, n° 14-14924
1. Données du problème. – À la suite de la rupture d’une relation commerciale, un distributeur français avait assigné un fournisseur allemand devant les juridictions françaises. Le fournisseur avait soulevé une exception d’incompétence au profit des juridictions allemandes, en avançant deux séries d’arguments.
En premier lieu, le fournisseur invoquait le bénéfice d’une clause attribuant compétence aux juridictions allemandes. L’argument fut rejeté par la cour d’appel, aux motifs qu’il n’était pas démontré que la clause attributive de juridiction, mentionnée au bas des factures produites et insérée en petits caractères au milieu des coordonnées postales, téléphoniques et électroniques du fournisseur, « ait été portée préalablement à la connaissance de son distributeur lors de l’émission des bons de commande et approuvée par celui-ci au moment de la conclusion des prestations convenues » et que « la clause attributive de juridiction ne définit pas “le rapport de droit déterminé” au sens de[...]
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Règl. Bruxelles I, art. 2.1 : « Sous réserve des dispositions du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »
Règl. Bruxelles I, art. 5.1, a) : « Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre (…) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée. »
La cour d’appel (CA Paris, 7 avr. 2015, n° 14/17985) a posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pour déterminer si la rupture brutale d’une relation commerciale établie relevait de la matière contractuelle ou délictuelle au sens du règlement Bruxelles I (et donc Bruxelles I bis). Pour la Cour de cassation, la matière est délictuelle (Cass. com., 18 janv. 2011, n° 10-11885 : Bull. civ. IV, n° 9, et Cass. com., 13 déc. 2011, n° 11-12024 : « Le fait, pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels, engage la responsabilité délictuelle de son auteur »). Sur la question, v. S. Bollée, « La responsabilité extracontractuelle du cocontractant en droit international privé », in Liber amicorum Bernard Audit, LGDJ, 2014.
Celle-ci considère que les actions en réparation d’infraction au droit de la concurrence (droit des pratiques anticoncurrentielles) ont un caractère délictuel (CJUE, 23 oct. 2014, n° C-302/13, flyLAL-Lithuanian Airlines AS c/ Starptautiskā lidosta Rīga VAS, Air Baltic Corporation AS : « L’action engagée par flyLAL a pour objet la réparation du préjudice lié à une prétendue infraction au droit de la concurrence. Ainsi, elle relève du droit relatif à la responsabilité civile délictuelle ou quasi-délictuelle », pt 28, et que : « Dès lors, un recours, tel que celui en cause au principal, ayant pour objet la réparation du préjudice résultant de la violation des règles du droit de la concurrence, est de nature civile et commerciale », pt 29).
Cass. 1re civ., 6 mars 2007, n° 06-10946 : Bull. civ. I, n° 93 : au sujet d’une rupture brutale d’une relation commerciale établie, la Cour de cassation estime qu’« après avoir souverainement relevé, sans dénaturation, que la clause attributive de juridiction, figurant dans la confirmation de commande et les factures de la société Blaser qui avait été acceptée par la société Frankonia, s’appliquait à tout litige découlant de la rupture des relations contractuelles entre les parties, la cour d’appel a exactement décidé que cette clause jugée valable au regard de l’article 23 du règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000 (Bruxelles I) donnait compétence exclusive à la juridiction de l’État contractant désigné » (et au sujet d’une clause compromissoire, v. Cass. 1re civ., 21 oct. 2015, n° 14-25080, PB : « ayant relevé que la généralité des termes de la clause compromissoire traduisait la volonté des parties de soumettre à l’arbitrage tous les litiges découlant du contrat sans s’arrêter à la qualification contractuelle ou délictuelle de l’action engagée, la cour d’appel en a souverainement déduit que le tribunal arbitral était compétent ») – Cass. com., 20 mars 2012, n° 11-11570 : la Cour de cassation approuve une cour d’appel d’avoir à bon droit appliqué une clause qui « attribue compétence aux juridictions allemandes pour tous les litiges découlant des relations contractuelles, est suffisamment large et compréhensive pour s’appliquer à ceux découlant de faits de rupture brutale partielle des relations commerciales établies entre les parties, peu important à cet égard la nature délictuelle ou contractuelle de la responsabilité encourue ».
Il convient néanmoins de préciser. D’une part, ces clauses-balais ne révèlent pas toujours une intention claire et précise des parties de soumettre tel ou tel différend à la juridiction désignée. D’autre part, et en matière de pratique restrictive de concurrence, de telles clauses ne devraient pas être appliquées lorsque ce n’est pas la victime de la rupture de la relation commerciale qui agit, mais le ministre de l’Économie, au titre de son action autonome (en ce sens, v. T. com. Paris, 7 mai 2015 : RDC 2015, p. 889 et s., obs. M. Behar-Touchais, et, du même auteur, « L’article 6 du règlement Rome II et les pratiques restrictives de concurrence internationales » : RLC 2010/22, p. 31).
CJUE, 21 mai 2015, n° C-352/13, Cartel Damage Claims c/ Akzo Nobel : « une clause qui se réfère de manière abstraite aux différends surgissant dans les rapports contractuels ne couvre pas un différend relatif à la responsabilité délictuelle qu’un cocontractant a prétendument encourue du fait de son comportement conforme à une entente illicite » (pt 69) ; de fait, « un tel litige n’étant pas raisonnablement prévisible pour l’entreprise victime au moment où elle a consenti à ladite clause, l’entente illicite impliquant son cocontractant lui étant inconnue à cette date, il ne saurait être considéré comme ayant son origine dans les rapports contractuels » (pt 70). C’est pourquoi, d’après la Cour de justice, pour être applicable, la clause doit faire référence « aux différends relatifs à la responsabilité encourue du fait d’une infraction au droit de la concurrence » (pt 71). La Cour de cassation en a même déduit que la simple allégation d’une pratique anticoncurrentielle dans une relation verticale avait pour effet de rendre inapplicable une clause attributive de juridiction, ce qui ne s’imposait pas (Cass. 1re civ., 7 oct. 2015, n° 14-16898, PB : JCP G 2015, p. 1322, note L. Idot : « Attendu que, pour accueillir l’exception d’incompétence, l’arrêt retient que la clause attributive de juridiction contenue dans les contrats liant les parties a vocation à s’appliquer à tout litige né de leur exécution ; Attendu, cependant, que la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit [arrêt Cartel Damage Claims c/ Akzo Nobel et autres, 21 mai 2015, C-352/13], que l’article 23, paragraphe 1, doit être interprété en ce sens qu’il permet, dans le cas où des dommages-intérêts sont réclamés en justice en raison d’une infraction à l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, de prendre en compte les clauses attributives de juridiction contenues dans des contrats de livraison, même si une telle prise en considération a pour effet de déroger aux règles de compétence internationale prévues aux articles 5, point 3, et/ou 6, point 1, du règlement, à la condition que ces clauses se réfèrent aux différends relatifs à la responsabilité encourue du fait d’une infraction au droit de la concurrence ; D’où il suit qu’en statuant comme elle l’a fait, alors que la clause ne se référait pas à des pratiques anticoncurrentielles, la cour d’appel a violé le texte susvisé »).
La réalité du consentement des parties doit être établie. Or, comme l’avait relevé la Cour de justice, « la simple impression, sur le verso d’un contrat établi sur le papier d’affaires de l’une des parties, d’une clause attributive de juridiction dans le cadre des conditions générales de cette partie ne satisfait pas aux exigences de l’article 17 [de l’ancienne Convention de Bruxelles], aucune garantie n’étant donnée par ce procédé que l’autre partie a consenti effectivement à la clause dérogatoire au droit commun en matière de compétence judiciaire ; qu’il en est autrement dans le cas où, dans le texte même du contrat signé par les deux parties, un renvoi exprès est fait à des conditions générales comportant une clause attributive de juridiction » (CJCE, 14 déc. 1976, n° 24/76, Estasis Salotti di Colzani Aimo e Gianmario Colzani s.n.c. c/ Rüwa Polstereimaschinen GmbH).
L’acceptation peut s’évincer de ce qu’il « est établi que l’attribution de juridiction a fait l’objet d’une convention verbale portant expressément sur ce point, qu’une confirmation écrite de cette convention émanant de l’une quelconque des parties a été reçue par l’autre et que cette dernière n’a formulé aucune objection » (CJCE, 11 juill. 1985, n° 221/84, F. Berghoefer GmbH & Co. KG c/ ASA SA).
L’exigence du caractère apparent de la mention de la clause attributive de juridiction n’est pas formulée par le règlement Bruxelles I, alors qu’elle l’est par le droit interne (CPC, art. 48 : « Toute clause qui, directement ou indirectement, déroge aux règles de compétence territoriale est réputée non écrite à moins qu’elle n’ait été convenue entre des personnes ayant toutes contracté en qualité de commerçant et qu’elle n’ait été spécifiée de façon très apparente dans l’engagement de la partie à qui elle est opposée », nous soulignons).
Cass. 1re civ., 22 oct. 2008, n° 07-15823 : Bull. civ. I, n° 233 ; D. 2009, p. 2384, obs. S. Bollée ; Rev. crit. DIP 2009, p. 1, étude D. Bureau et H. Muir Watt ; RTD com. 2009, p. 646, obs. P. Delebecque : « la clause attributive de juridiction contenue dans ce contrat visait tout litige né du contrat, et devait en conséquence, être mise en œuvre, des dispositions impératives constitutives de lois de police fussent-elles applicables au fond du litige. »
Cass. 1re civ., 8 juill. 2010, n° 09-67013 : Bull. civ. I, n° 156 ; Rev. crit. DIP 2010, p. 743, note D. Bureau et H. Muir Watt ; RTD com. 2011, p. 667, obs. P. Delebecque ; RTD com. 2012, p. 525, obs. E. Loquin : « ayant relevé que la clause compromissoire visant tout litige ou différend né du contrat ou en relation avec celui-ci n’était pas manifestement inapplicable dès lors que la demande de Doga présentait un lien avec le contrat puisqu’elle se rapportait notamment aux conditions dans lesquelles il y avait été mis fin et aux conséquences en ayant résulté pour Doga, peu important que des dispositions d’ordre public régissent le fond du litige dès lors que le recours à l’arbitrage n’est pas exclu du seul fait que des dispositions impératives, fussent-elles constitutives d’une loi de police, sont applicables, la cour d’appel en a exactement déduit qu’il appartenait à l’arbitre de se prononcer par priorité sur sa propre compétence » ; adde : Cass. 1re civ., 21 oct. 2015, n° 14-25080, PB : « après avoir rappelé que les articles L. 442-6 et D. 442-3 du Code de commerce ont pour objet d’adapter les compétences et les procédures judiciaires à la technicité du contentieux des pratiques restrictives de la concurrence, et que la circonstance que le premier de ces textes confie au ministre chargé de l’économie et au ministère public une action autonome aux fins de protection du marché et de la concurrence n’a pas pour effet d’exclure le recours à l’arbitrage pour trancher les litiges nés, entre les opérateurs économiques de l’application de l’article L. 442-6, la cour d’appel en a justement déduit que l’action aux fins d’indemnisation du préjudice prétendument résulté de la rupture de relations commerciales n’était pas de celles dont la connaissance est réservée aux juridictions étatiques. »
Question posée par CA Paris, 7 avr. 2015, n° 14/17985, préc. : « Considérant que l'action fondée sur le 5° du I de l'article L. 442-6 du Code de commerce est qualifiée, dans l'ordre interne, de délictuelle (…) ; Considérant, toutefois, que la matière délictuelle ou contractuelle au sens du règlement est une notion autonome qu'il faut interpréter au regard des objectifs de ce texte; Considérant qu'il convient de poser à la Cour de justice de l'Union européenne une question préjudicielle sur la qualification de l'action indemnitaire pour rupture de relations commerciales établies en cas de fourniture de marchandises pendant plusieurs années à un distributeur sans contrat cadre ni exclusivité. »
V. toutefois Cass. 1re civ., 21 oct. 2015, n° 14-25080, PB, préc.
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