Usufruit et distribution de réserves
Si l’usufruitier a droit aux bénéfices distribués, il n’a aucun droit sur les bénéfices qui ont été mis en réserve, lesquels constituent un accroissement de l’actif social et reviennent en tant que tel au nu-propriétaire.
Cass. 1re civ., 22 juin 2016, n° 15-19471
La Cour de cassation vient de se prononcer, dans un arrêt du 22 juin 2016, sur l’épineuse question de la distribution de réserves et de l’attribution des sommes correspondantes lorsque les titres de la société distributrice font l’objet d’un usufruit1. Au décès d’un associé, son conjoint avait reçu l’usufruit des biens de la succession, dans laquelle figuraient les titres d’une société, tandis que les enfants de ce dernier en avaient la nue-propriété. L’un des héritiers assigna ses cohéritiers en partage, lesquels soutinrent que les dividendes prélevés sur les réserves de la société, dont les titres figuraient dans la succession, devaient revenir à l’usufruitier en tant que fruits et ne pas faire partie de l’actif de l’indivision successorale, ce qui fut contesté par l’héritier demandeur. La cour d’appel de Paris donna raison au demandeur et décida que ces sommes devaient, au contraire, revenir au nu-propriétaire et figurer à l’actif de l’indivision successorale. Les cohéritiers formèrent un pourvoi en cassation, estimant que la cour d’appel avait violé l’article 582 du Code civil, car les dividendes étant analysés comme[...]
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Cass. 1re civ., 22 juin 2016, n° 15-19471 et 15-19516 : D. 2016, 1976, note A. Rabreau ; Rev. soc. 2016, 531, note C. Donzel-Taboucou ; Dr. soc. 2016, comm. 141, obs. H. Hovasse ; BJS 2016, 568, note R. Mortier ; JCP G 2016, 1005, note J. Laurent.
Cass. civ., 21 oct. 1931 : DP 1933, I, p. 100, note P. Cordonnier ; S. 1933, 1, p. 137, note H. Batiffol.
Cass. com., 23 oct. 1984, n° 82-12386 : Rev. sociétés 1986, p. 97, obs. J.-J. Daigre – Cass. com., 5 oct. 1999, n° 97-17377 : Bull. Joly Sociétés 1999, p. 1104, note A. Couret ; Defrénois 2000, p. 40, obs. P. Le Cannu, Dr. sociétés 2000, chron. 1, comm. T. Bonneau.
F. Zénati, Rép. soc. Dalloz, V° « Usufruit des droits sociaux », 2003, n° 352-355, qui considère que les dividendes s’analysent comme des fruits civils, ceux-ci pouvant être irréguliers, dans la mesure où les fruits civils se définissent par le caractère juridique de leur production, ils naissent d’un acte juridique dont la chose, à laquelle ils sont rattachés, est l’objet.
F. Zénati, V° « Usufruit des droits sociaux », préc., n° 353-354. V. aussi, A. Tadros, La jouissance des droits sociaux d’autrui, préf. T. Revet, Dalloz, 2013, n° 184.
F. Zénati et T. Revet, Les biens, 3e éd., PUF, 2008, n° 124, qui considèrent que le dividende rémunère la mise à disposition du bien au profit de la société, cette mise à disposition étant réalisée par le biais de l’apport (qu’il soit en propriété ou en jouissance) ; v. aussi F. Zénati, V° « Usufruit des droits sociaux », préc., n° 348 et s.
En ce que les titres sociaux traduisent juridiquement l’apport réalisé, les dividendes qui rémunèrent les titres sociaux, rémunèrent par là même l’apport dont ils sont la contrepartie. Étant la rémunération des droits sociaux, les dividendes correspondent également à la rémunération de l’apport effectué, car les droits sociaux sont la contrepartie, la représentation de cet apport. Le dividende constitue donc indirectement la rémunération de l’apport, par le truchement des parts sociales ou des actions qui en sont la représentation. C’est en cela que le dividende est la rémunération des actions ou des parts sociales (symétriquement le dividende est aussi la rémunération des actions ou des parts sociales en ce qu’elles représentent l’apport).
Les titres sociaux sont la représentation de l’apport et, plus précisément, la représentation de la valeur de cet apport ainsi que de la quotité de capital à laquelle la valeur de l'apport correspond (le capital social correspondant à la somme des apports).
Si le bénéfice peut s’analyser comme un fruit industriel (résultant de l’activité de la société), tel n’est pas le cas du dividende qui naît de la seule décision des associés de distribuer tout ou partie de ce bénéfice (cette décision de distribution par l’assemblée des associés est le fait générateur du dividende), et le dividende s’analyse alors comme un fruit des titres sociaux, puisqu’il est versé à celui qui détient ou jouit de ces titres sociaux. Le bénéfice, fruit industriel, appartient à la seule société, personne morale, tandis que le dividende, fruit attaché aux titres sociaux et qui revient à l’associé qui les détient, naît de la seule décision de distribution de l’assemblée des associés. Pour tenter de maintenir la qualification de fruit industriel, certains auteurs (J. Laurent, La propriété des droits, préf. T. Revet, LGDJ, 2012, n° 379 et s.) ont soutenu que l’associé aurait un droit réel sur l’actif social qui lui permettrait d’appréhender directement ces fruits industriels sous forme de dividendes. Mais cette analyse ne cadre pas avec le fait que la société, propriétaire des éléments de l’actif social, a la pleine et libre disposition de ces éléments, lesquels n’apparaissent grevés d’aucun droit réel auquel serait alors attaché un droit de suite.
F. Terré et P. Simler, Droit civil. Les biens, 9e éd., Dalloz, 2014, n° 832.
Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-16246 : Dr. sociétés 2015, comm. 144, note R. Mortier, JCP G 2015, n° 26, 767, note A. Tadros ; JCP E 2015, n° 29, 1354, comm. H. Hovasse ; JCP G 2016, 174, n° 3, obs. F. Deboissy et G. Wicker : « Dans le cas où la collectivité des associés décide de distribuer un dividende par prélèvement sur les réserves, le droit de jouissance de l’usufruitier de droits sociaux s’exerce, sauf convention contraire entre celui-ci et le nu-propriétaire, sous la forme d’un quasi-usufruit, sur le produit de cette distribution revenant aux parts sociales grevées d’usufruit » – v. aussi Cass. com., 24 mai 2016, n° 15-17788.
V. en ce sens, R. Mortier, obs. sous Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-16246, préc.
Cass. 1re civ., 12 nov. 1998, n° 96-18041 : D. 1999, 167, note L. Aynès et 663, note D. Fiorina ; RTD civ. 1999, 442, obs. F. Zénati et 674, obs. J. Patarin ; JCP N 1999, 351, note H. Hovasse ; RTD com. 1999, obs. M. Storck.
F. Zénati, V° « Usufruit des droits sociaux », préc., n° 528-452 ; A. Tadros, La jouissance des droits sociaux d’autrui, préc., n° 296-299.
Cass. 1re civ., 8 mars 1988, n° 86-11144 : Rev. soc. 1988, 409, note A. Viandier ; RTD civ. 1989, 781, obs. F. Zénati. V. aussi l’article L. 225-140 du Code de commerce qui permet le report du droit d’usufruit sur les sommes perçues en contrepartie de la cession du droit préférentiel de souscription dans le cadre d’une augmentation de capital à intervenir.
F. Zénati, V° « Usufruit des droits sociaux », préc., n° 537. L’usufruitier des titres sociaux est, en effet, créancier des sommes qui doivent être versées (au titre de la distribution de réserves, de l’amortissement ou de la réduction de capital) et qui proviennent de la substance des droits sociaux dont cet usufruitier a la jouissance (tout comme la somme d’argent qui procède de l’objet même de la créance doit être versée à l’usufruitier de cette créance), de sorte que s’applique le régime de l’usufruit des créances (ces sommes devant revenir en quasi-usufruit à celui qui a la jouissance de la créance, comme elles doivent revenir aussi à celui qui a la jouissance des titres sociaux).
H. Le Nabasque, « Les actions sont des droits de créance négociables », in Mélanges en l’honneur d’Yves Guyon, Dalloz, 2003, p. 671 et s. Les titres sociaux constatent notamment une créance de restitution de l’apport (en nature ou en valeur) dont dispose l’associé contre la société (art. 1844-9 C. civ.), ce qui traduit bien d’ailleurs que le bien apporté est « mis à disposition » de la société (la mise à disposition impliquant en général une restitution de principe de l’apport ou de la fraction de capital à laquelle il correspond).
Cass. req., 2 juill. 1918 : DP 1921, 1, 148 ; Cass. req., 21 mai 1930, DP 1932, 1, 111 ; Cass. 1re civ., 19 févr. 1980, n° 78-16158 ; Cass. 1re civ., 4 oct. 1989, n° 87-11142 : RTD civ. 1990, 687, obs. F. Zénati ; Cass. com., 12 juill. 1993, n° 91-15667.
F. Terré et P. Simler, Droit civil. Les biens, préc., n° 812.
Cass. com., 10 févr. 2009, n° 07-21806 : Dr. sociétés 2009, comm. 71, par R. Mortier ; JCP E 2009, 1287, note H. Hovasse ; Dr. & patr. 2009, n° 182, p. 40, note S. Pellet, qui, pour fonder sa solution, énonce que « les bénéfices réalisés par une société ne participent de la nature des fruits que lors de leur attribution sous forme de dividendes, lesquels n’ont pas d’existence juridique avant l’approbation des comptes de l’exercice par l’assemblée générale. »
V. en faveur de l’analyse selon laquelle les sommes prélevées sur les réserves et distribuées sont des fruits revenant à l’usufruitier, C. Croizat, La notion de fruits en droit civil, en droit commercial et en droit fiscal, thèse, Dalloz, 1925, p. 149 ; R. Savatier, La communauté conjugale nouvelle, Dalloz, 1970, n° 34 ; A. Le Bayon, « L’usufruit des parts sociales » : Rev. sociétés 1973, p. 435, spéc. n° 16 ; F. Zénati, V° « Usufruit des droits sociaux », n° 361-363 ; A. Tadros, La jouissance des droits sociaux d’autrui, préc., n° 179 ; R. Mortier et Y. Kerambrun, « Pourquoi les réserves distribuées sont à l’usufruitier et à lui seul » : JCP N 2009, n° 37, 1264 ; H. Hovasse et R. Mortier, « L’usufruit des droits sociaux » : Act. prat. ing. soc. 2009, n° 105, dossier 3, n° 60 et s.
V. déjà Cass. ch. req., 5 févr. 1890 : DP 1890, I, p. 300 ; S. 1893, 1, p. 471.
B. Brignon, L’actif social, Plaidoyer pour la reconnaissance de la notion, préf. J. Mestre, thèse, PUAM, 2009, n° 673, et v. aussi, n° 408, où l’actif social est défini comme représentant l’ensemble des biens et droits d’une société civile ou commerciale.
A. Rabreau, L’usufruit des droits sociaux, Litec, 2006, n° 128 et s., qui voit dans les sommes affectées en réserve une sorte de capital par destination.
J.-H. Labbé, note sous Cass. ch. req., 14 mars 1877 : S. 1878, 1, p. 9 ; P. Sautai, L’usufruit des valeurs mobilières, Dalloz, 1925, p. 34 ; J. Cocard, L’usufruit des actions et des obligations, thèse Caen, 1938, p. 54.
V. sur les différentes analyses des sommes portées en réserve, F. Zénati, V° « Usufruit des droits sociaux », préc., n° 487-488, où il apparaît que les réserves sont un capital de transit susceptible de revenir à l’état de fruit en vue d’une distribution de dividendes, ce qui montre leur caractère précaire.
V. sur l’intangibilité du capital social, M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, Droit des sociétés, LGDJ, 28e éd., 2015, n° 286.
À l’inverse, les réserves statutaires obligatoires sont en principe indisponibles, elles présentent ce caractère de stabilité et de permanence. Elles ne peuvent faire l’objet d’une distribution qu’en vertu d’une décision de l’assemblée générale modifiant les statuts, de sorte que soumises aux conditions de majorité d’une réduction de capital, ces réserves statutaires obligatoires peuvent être assimilées à des produits.
V. aussi en ce sens, A. Tadros, La jouissance des droits sociaux d’autrui, préc., n° 179, p. 195.
Il n’y a de véritable capitalisation que lorsque l’affectation des sommes acquiert un caractère de stabilité suffisant, lorsque cette affectation a vocation à être définitive. Tel est le cas lors de l’incorporation des sommes au capital social, voire lorsque ces sommes sont affectées en réserve légale ou statutaire. Mais tel n’est pas le cas lorsque les sommes sont affectées à une réserve disponible dont la société a la libre disposition, cette affectation étant précaire, provisoire, ces caractères étant antinomiques avec une opération de capitalisation.
La « quotité du capital social » que les titres sociaux représentent est proportionnelle à la valeur de l’apport dont ces titres sont la contrepartie, car le capital social correspond lui-même à la somme des apports réalisés par les associés, hors incorporation de réserves. La substance des titres sociaux est donc bien la quotité de capital que ces titres représentent et qui correspond à la valeur de l’apport dont ils sont la contrepartie (les prérogatives attachées aux droits sociaux résultent et dépendent en principe de cette quotité de capital). Comp. A. Tadros, La jouissance des droits sociaux, préc., n° 109, qui considère en revanche que la substance des droits sociaux est constituée par la « participation » (expression des prérogatives politiques et pécuniaires dont dispose le propriétaire des titres sociaux). Toutefois, la substance des droits sociaux correspond avant tout à la part de capital qu’ils représentent, les prérogatives attachées à ces droits se rattachant à leur substance uniquement par accessoire, à titre complémentaire.
V. C. civ., art. 1844-1, et C. com., art. L. 225-122, I.
V. en ce sens, R. Mortier et Y. Kerambrun, « Pourquoi les réserves distribuées sont à l’usufruitier et à lui seul », précité, n° 18-21 ; R. Mortier, note précitée sous Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-16246 ; R. Mortier, Les opérations sur capital social, LexisNexis, coll. Droits & Professionnels, 2e éd., 2016, n° 15.
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