Le « chèque de garantie » : entre tolérance et faveur jurisprudentielle
Par un arrêt en date du 22 septembre 2015, la chambre commerciale de la Cour de cassation reconnaît la possibilité d’émettre un chèque de garantie non daté, que le créancier est libre de compléter et d’encaisser plus d’un an après son émission. Cette décision donne au chèque de garantie une portée considérable, qu’il ne mérite peut-être pas compte tenu de l’ambiguïté profonde qui le caractérise.
Cass. com., 22 sept. 2015, n° 14-17901
1. Il est des institutions dont l’existence même semble constituer un démenti aux principes juridiques les mieux établis. D’un point de vue théorique, leur existence ne devrait même pas se concevoir, mais des réalités pratiques les rendent incontournables, dissuadent de les proscrire totalement et empêchent de les ignorer tout à fait. Le plus bel exemple que l’on puisse en donner est sans doute celui du don manuel : l’allégresse avec laquelle ce dernier s’affranchit des exigences de forme qui enserrent le contrat de donation (C. civ., art. 931 et s.) a de quoi choquer ; mais peut-on vraiment interdire un acte si instinctif, si simple et si courant1 ? De même, le droit des sûretés a vu se développer, dans un climat de relative liberté, des versions simplifiées du gage et du nantissement qui tiennent tout entières dans la simple remise d’un bien au créancier, telles que le gage-espèces2 et le droit de rétention conventionnel3. C’est à ce[...]
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V. M. Grimaldi, Libéralités, Partages d’ascendants, Litec, 2000, n° 1279, qui déplore l’incohérence du droit positif mais reconnaît que la prohibition du don manuel serait « irréaliste, parce que trop contraire aux habitudes ».
La réforme du 23 mars 2006 a consacré le gage de choses fongibles (art. 2341), mais une partie de la doctrine soutient qu’il est toujours possible de réaliser un gage-espèces autonome (L. Aynès et P. Crocq, Droit des sûretés, LGDJ, 10e éd., 2016, n° 505 in fine).
Qui a d’abord été reconnu en doctrine et en jurisprudence (v. J. François, « La constitution d’un droit de rétention conventionnel, en dehors des prévisions de la loi, est-elle possible ? » : D. 1998, p. 232), avant d’être consacré par la loi (C. civ., art. 2286, 1°).
M. Cabrillac, « Protection du consommateur et chèque de garantie », in Mélanges Jean Calais-Auloy, Dalloz, 2003, p. 207, n° 4.
Ibid., en ce sens, à propos des rapports de consommation, nos 6 et s.
Émis le 4 août 2010, le chèque fut daté le 10 avril 2013 et encaissé trois jours plus tard. Rappr. Cass. com., 27 sept. 2006, n° 06-83454 : deux chèques avaient été « émis, sans indication de date […] en garantie de l’exécution de conventions sous signatures privées portant cession de droits immobiliers. »
Cass. com., 12 janv. 1993, n° 90-17015 : Bull. civ. IV, n° 3 ; JCP E 1993, II, 425, note M. Cabrillac. Le délit d’émission de chèque sans provision n’était d’ailleurs pas caractérisé en ce cas (v. Cass. crim., 5 oct. 1983, n° 83-91209 : Bull. crim., n° 238 ; D. 1984, IR, p. 69, obs. M. Cabrillac).
Comp. M. Vasseur et X. Marin, Le chèque, Sirey, 1969, n° 125, qui soulignaient que l’endossement pignoratif « est, à vrai dire, très rare : les délais d’exercice des recours sont si brefs que le créancier gagiste risque de ne pouvoir les respecter, compte tenu de l’échéance de sa créance. » La difficulté peut désormais être contournée par l’émission d’un chèque non daté.
P. Dupichot, Le pouvoir des volontés individuelles en droit des sûretés, préf. M. Grimaldi, thèse Paris 2, Éditions Panthéon-Assas, 2005.
N. Mathey, obs. sous Cass. com., 22 sept. 2015, n° 14-17901 : JCP E 2016, 1292.
Cass. com., 24 juin 1997, n° 95-11300 : Bull. civ. IV, n° 199 ; RTD com. 1997, p. 655, obs. M. Cabrillac.
M. Cabrillac, JCl. Banque – Crédit – Bourse, V° « Chèque, généralités, règles de forme », Fasc. 310, 2011, n° 47 ; M. Vasseur et X. Marin, Le chèque, op. cit., n° 98.
Comp. CA Paris, 12 mars 1993, n° 91/013984 : D. 1993, p. 316, obs. M. Cabrillac : jugeant prescrite l’action en paiement d’un chèque émis sans date en garantie d’un prêt, que le porteur avait daté plusieurs années après son émission : « si à l’exception de la signature du tireur, les autres mentions obligatoires du chèque peuvent ne pas être apposées de sa main, celui-ci reste recevable dans ses rapports avec le bénéficiaire à établir le défaut de sincérité des mentions portées sur le titre après sa remise, notamment en ce qui concerne sa date d’émission. »
V. not. Cass. com., 12 janv. 2010, n° 08-20241 : Bull. civ. IV, n° 1 : émission, le 30 septembre 2005, d’un chèque daté du 30 décembre 2005. Les juges avaient considéré que la provision était transférée à la date apposée sur le chèque ; leur arrêt fut cassé : « un chèque est émis et sa provision transférée dès que le tireur s’en est dessaisi au profit du bénéficiaire, toute mention contraire étant réputée non écrite. » V. égal. Cass. com., 16 juin 1992, n° 90-16533 : Bull. civ. IV, n° 235 ; RTD com. 1992, p. 648, obs. M. Cabrillac et B. Teyssié, à propos d’un chèque remis avant un jugement de redressement judiciaire et portant une date postérieure.
V. not. en ce sens, M. Cabrillac et B. Teyssié, obs. sous CA Paris, 8 déc. 1993 : RTD com. 1994, p. 324 ; M. Cabrillac, « Protection du consommateur et chèque de garantie », préc., n° 17 ; H. Aubry, « Réflexions sur le chèque remis en garantie » : D. 2000, Chron., p. 555, n° 11.
Cass. com., 17 nov. 1998, n° 96-14296 : Bull. civ. IV, n° 269, p. 225 ; D. 1999, Somm., p. 148, obs. M. Cabrillac ; D. 1999, Somm. p. 304, obs. S. Piedelièvre ; JCP G 1999, II, 10226, note D. Gibirila ; RTD civ. 1999, p. 148, obs. P. Crocq ; RTD com. 1999, p. 165, obs. M. Cabrillac ; JCP G 1999, I, 158, n° 12, obs. P. Delebecque – v. égal. Cass. com., 24 oct. 2000, n° 97-21710, Sté Hesnault : Bull. civ. IV, n° 162 ; JCP E 2001, p. 1096, note D. Cholet ; D. 2000, AJ, p. 417, obs. A. Lienhard ; RTD com. 2001, p. 195, M. Cabrillac – Cass. com., 18 févr. 2003, n° 97-20341 ; Cass. com., 19 déc. 2000, n° 98-10420 : « ne constitue pas une telle utilisation [frauduleuse] le seul fait de la remise d’un chèque à l’encaissement, aurait-il été émis à titre de garantie » – Cass. com., 24 sept. 2003, n° 00-21952 : « le droit d’obtenir paiement d’un chèque ne pouvant être subordonné à la réalisation d’une condition, ne constitue pas une utilisation frauduleuse justifiant l’opposition, la remise de celui-ci à l’encaissement, même s’il a été reçu à titre de garantie. »
H. Aubry, « Réflexions sur le chèque remis en garantie », préc., n° 6 : « Le tireur ne peut pas invoquer la convention qu’il a conclue avec le bénéficiaire pour échapper à l’interdiction bancaire ou pour se dispenser de constituer une provision destinée au paiement du chèque de garantie » ; v. égal. M. Cabrillac, Rép. com. Dalloz, V° « Chèque », 2010, n° 39.
H. Aubry, « Réflexions sur le chèque remis en garantie », préc., n° 12 : « Lorsque le tireur a la certitude qu’il n’existera pas de valeur fournie, par exemple parce qu’il a rendu la voiture louée en bon état, il doit pouvoir retirer la provision pour empêcher le porteur d’obtenir paiement du chèque. Toutefois, en agissant ainsi, il s’exposerait à une sanction pénale. » V. égal. M. Cabrillac, « Protection du consommateur et chèque de garantie », préc., n° 5.
P. Delebecque, obs. sous Cass. com., 22 sept. 2015, n° 14-17901 : JCP G 2016, 553, n° 21. V. égal. K. Rodriguez, note sous Cass. com., 22 sept. 2015, n° 14-17901 : JCP E 2015, 1617, spéc. II, in fine : « Pour autant, parce que le chèque est payable à vue, le bénéficiaire peut également l’encaisser immédiatement (et ce, malgré la promesse faite au tireur…). »
La structure duale, et pour tout dire « composite », du chèque de garantie n’est pas sans rappeler la fiducie romaine. Cette dernière n’était pas à proprement parler un contrat, mais une « opération » composée de deux éléments distincts : d’une part, une mutation de propriété réalisée par un acte de transfert abstrait (principalement la mancipatio) soumis au jus civile et, d’autre part, un pacte adjoint de fiducie, initialement dépourvu de sanction avant d’être reconnu par le droit prétorien, par lequel les parties convenaient que ce transfert était destiné à réaliser une opération de garantie et aménageait ses effets en conséquence.
M. Grimaldi, Libéralités, Partages d’ascendants, op. cit., n° 1307.
H. Aubry, « Réflexions sur le chèque remis en garantie », préc., n° 6 ; J.-D. Pellier, note sous CA Aix-en-Provence, 10 sept. 2009 : JCP E 2010, 1466, spéc. II.
La référence au paiement indu prend en revanche tout son sens lorsque le chèque est remis en garantie d’une dette éventuelle et qui ne parvient finalement jamais à existence. Tel est notamment le cas lorsqu’il garantit la restitution en bon état d’un bien loué ou prêté : si aucune dégradation n’est à déplorer lors de la restitution, l’encaissement postérieur du chèque pourrait effectivement s’analyser en un paiement indu.
M. Cabrillac, « Protection du consommateur et chèque de garantie », préc., n° 14.
Ibid.
Cass. com., 15 juill. 1986, n° 85-13463 : Bull. civ. IV, n° 162 ; RTD com. 1986, p. 532, n° 4, obs. M. Cabrillac et B. Teyssié. Les annotateurs soulignent que « le tireur ne pourrait pas invoquer le fait de la présentation à l’encaissement, légitime en lui-même, pour obtenir réparation du préjudice que la présentation lui aurait causé dans le cas où le chèque ne serait pas provisionné. »
M. Vasseur et X. Marin, Le chèque, op. cit., n° 62, 2° (nous soulignons).
D. Gibirila, note précitée sous Cass. com., 17 nov. 1998, n° 96-14296 ; V. égal. H. Aubry, « Réflexions sur le chèque remis en garantie », préc., n° 11 : « La volonté du législateur de favoriser la fiabilité du chèque en tant qu’instrument de paiement conduit à ignorer totalement la convention des parties. »
CA Aix-en-Provence, 1re ch. C, 10 sept. 2009 : JCP E 2010, 1466 note J.-D. Pellier – CA Versailles, 12 sept. 1997, n° 1396/97 : D. 1997, IR, p. 227 – CA Paris, 8 déc. 1993, préc.
M. Cabrillac, obs. précitées sous Cass. com., 17 nov. 1998, n° 96-14296 ; v. égal. J.-D. Pellier, note précitée sous CA Aix-en-Provence, 10 sept. 2009, spéc. II.
H. Aubry, « Réflexions sur le chèque remis en garantie », préc., nos 17 et s. V. égal. K. Rodriguez, note précitée sous Cass. com., 22 sept. 2015, n° 14-17901, spéc. II, in fine : « Pourquoi donc ne pas utiliser [l’endossement pignoratif] pour ne pas dévoyer l’usage du chèque et en perturber la nature d’instrument de paiement ? »
H. Aubry, « Réflexions sur le chèque remis en garantie », préc., nos 23-24.
En ce sens, v. not. M. Cabrillac, JCl. Commercial, V° « Chèque, émission et circulation », Fasc. 500, 2008, n° 72 ; M. Cabrillac, « Protection du consommateur et chèque de garantie », préc., n° 9.
D. Gibirila, Rép. com. Dalloz, V° « Endossement », 2013, n° 221 : « Si l’échéance de l’effet est antérieure à celle de la dette garantie, le créancier gagiste encaisse le montant de la traite et son droit se reporte sur ces espèces (…). »
De la même manière, le titulaire d’un usufruit portant sur un chèque est en droit d’en réclamer le paiement car son droit porte en réalité sur de l’argent, v. Cass. com., 12 juill. 1993, n° 91-15667 : Bull. civ. IV, n° 292 ; JCP G 1994, II, 3801, n° 16, obs. H. Périnet-Marquet : « l’usufruitier avait qualité pour percevoir la somme d’argent sur laquelle portaient ses droits et, à cette fin, remettre à l’encaissement le chèque destiné à son paiement. »
P. Crocq, note préc. sous Cass. com., 17 nov. 1998, n° 96-14296, p. 156.
Rappr. : le don manuel opéré par la remise d’un chèque est une donation d’argent, faite « au moyen de la remise d’un chèque » (Cass. 1re civ., 4 nov. 1981, n° 80-12926 : Bull. civ. I, n° 327 ; RTD civ. 1982, p. 781, obs. J. Patarin). Comme l’indique M. Grimaldi, « une chose est ce que l’on donne, autre chose est comment l’on donne. Or, d’un point de vue subjectif, le donateur comme le donataire ont le sentiment, le premier de donner et le second de recevoir, non point l’effet de commerce sur le tiré ni la créance sur le tiré, mais la somme d’argent portée sur le chèque » (M. Grimaldi, Libéralités, Partages d’ascendants, op. cit., n° 1289).
Ainsi, pour M. Crocq, la jurisprudence « considère que la présentation à l’encaissement ne peut pas en constituer une utilisation frauduleuse dans la mesure où (…) celui qui remet un chèque de garantie s’expose nécessairement à son éventuel encaissement et, de ce fait, à la transformation du chèque de garantie en un “gage-espèces” », P. Crocq, note précitée sous Cass. com., 17 nov. 1998, n° 96-14296, p. 156.
Sur l’analyse du nantissement comme un gage-espèces par anticipation, v. M. Julienne, Le nantissement de créance, préf. L. Aynès, thèse Paris 1, Economica, 2012, nos 223 et s.
P. Dupichot, Le pouvoir des volontés individuelles en droit des sûretés, thèse précitée, nos 343 et s. ; J. François, Les sûretés personnelles, Economica, 2004, nos 449 et s.
Ex. Cass. com., 22 juin 1993, n° 90-16998 : Bull. civ. IV, n° 265 ; D. 1993, Somm., p. 315, obs. M. Cabrillac : « la condition à laquelle était subordonnée la dette de la société La Doelanaise ne s’est pas réalisée, de sorte que la CCIM, qui n’était pas créancière de la société Continental gel à la date d’émission du chèque, était sans droit ni titre à conserver le paiement reçu, la cour d’appel a décidé à bon droit, sans inverser la charge de la preuve, que ce paiement était sujet à répétition. »
En ce sens, v. F.-J. Crédot et T. Samin, obs. sous Cass. com., 22 sept. 2015, n° 14-17901 : RD bancaire et fin. 2016, comm. 51 : « Le bénéficiaire peut l’encaisser mais il s’expose à devoir en répéter le montant s’il le fait en violation avec la convention conclue avec le tireur. »
De même, en admettant le don manuel par chèque, la Cour de cassation a donné à cette opération une puissance qu’elle n’avait pas lorsqu’elle était limitée à des biens susceptibles d’une remise de la main à la main (v. M. Grimaldi, Libéralités, Partages d’ascendants, op. cit., n° 1290).
M. Cabrillac, obs. précitées sous Cass. com., 17 nov. 1998, n° 96-14296 ; v. égal. M. Cabrillac, « Protection du consommateur et chèque de garantie », préc., n° 11.
H. Synvet, « Le nantissement de compte » : Dr. & patr. mensuel, n° 160, p. 64, 1re col., évoquant « une sûreté aléatoire pour le créancier qui risque de découvrir, le jour de sa réalisation, un compte en position débitrice. »
R. Perrot et P. Théry, Procédures civiles d’exécution, Dalloz, 3e éd., 2013, n° 455 : « Les chèques émis avant la saisie, mais remis à l’encaissement après celle-ci, resteront impayés durant tout le temps que dure l’indisponibilité totale des comptes : ensuite, ils seront peut-être payés s’il reste un excédent disponible, mais de toute manière, ils n’affecteront pas le solde créditeur qui a été saisi. » Les auteurs reconnaissent, sans toutefois s’en émouvoir, que cette solution contrarie l’idée de « propriété de la provision ».
H. Synvet, « Le nantissement de compte », préc. : « Le créancier nanti tient en échec les saisies-attributions ou les avis à tiers détenteur qui interviendraient sur le compte après la conclusion de l’acte. C’est en cela que l’on peut dire que la constitution du nantissement réserve au créancier nanti les soldes créditeurs à venir. » Sur la controverse relative à l’efficacité du nantissement, v. M. Julienne, « Le nantissement de créance : un outil efficace ? », in N. Borga et O. Gout (dir.), L’attractivité du droit français des sûretés réelles, 10 ans après la réforme, LGDJ, 2016, p. 131.
V. A. Arsac et M. Roussille, « Blocage d’un compte nanti, Réflexions sur la tenue de compte » : RD bancaire et fin. 2014, étude 10 ; C. Gijsbers et M. Julienne, « La clause de blocage conservatoire du compte nanti » : RLDC 2015/122, p. 28.
M. Cabrillac, « Protection du consommateur et chèque de garantie », préc., n° 11 in fine.
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