Le professionnel du droit face à l'évolution de la jurisprudence ou l'art d'être devin… mais pas trop !
Illustrant les affres de la responsabilité des notaires face aux incertitudes de la jurisprudence, l’arrêt commenté affirme tout d’abord qu’ils ne sont pas tenus de connaître les décisions non encore diffusées. S’il n’incombe donc pas aux professionnels du droit d’être dotés d’un véritable don de divination, l’arrêt affirme cependant qu’ils doivent anticiper les évolutions prévisibles de jurisprudence, ce qui n’est pas sans soulever de redoutables difficultés pratiques de mise en œuvre.
Cass. 1re civ., 12 oct. 2016, n° 15-18659
Parfaitement banale, l’espèce commentée invite, une nouvelle fois, à se pencher sur la difficile question de la responsabilité des professionnels du droit dans un contexte d’incertitude jurisprudentielle.
Selon acte authentique reçu le 7 septembre 1988, une banque avait consenti à une SCI une ouverture de crédit garantie par un cautionnement solidaire. La caution, personne physique, n’était pas intervenue à l’acte authentique mais avait donné mandat de se porter caution à un tiers, par acte sous seing privé du 27 juillet 1988 annexé à l’acte notarié. Le débiteur principal ayant été placé en liquidation judiciaire, la banque avait donc poursuivi la caution. Par arrêt définitif du 22 janvier 2009, une cour d’appel avait cependant jugé nul le cautionnement, faute de répondre « aux exigences de forme prévues par l’article 1326 du Code civil ».[...]
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Cass. 1re civ., 31 mai 1988, n° 86-17495 : Bull. civ. I, n° 163.
On sait que ce texte, dans sa rédaction antérieure à la réforme opérée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 prévoyait que « l’acte juridique par lequel une seule partie s'engage envers une autre à lui payer une somme d'argent ou à lui livrer un bien fongible doit être constaté dans un titre qui comporte la signature de celui qui souscrit cet engagement ainsi que la mention, écrite par lui-même, de la somme ou de la quantité en toutes lettres et en chiffres ».
Devenu l’article 2292 du Code civil à la suite de l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2006-346 du 23 mars 2006.
. Cass. 1re civ., 25 nov. 1997, n° 95-22240 : Bull. civ. I, n° 328 ; Defrénois 1998, p. 354, obs. Aubert J.-L. ; JCP G 1998, I 144, n° 23, obs. Viney G. ; RTD civ. 1998, p. 210, obs. Molfessis N. et RTD civ. 1998, p. 367, obs. Mestre J.
Cass. 1re civ., 15 déc. 2011, n° 10-24550 : Bull. civ. I, n° 214 ; Resp. civ. et assur. 2012, comm. 110, obs. Hocquet-Berg S.
Il n’y a là, cependant, qu’une analogie car « l’entrée en vigueur » de la jurisprudence obéit à des règles bien différentes pour les justiciables eux-mêmes. En raison de son caractère interprétatif, la jurisprudence nouvelle régira, par principe, les situations antérieurement constituées, quand le droit posé ne régit, là encore en principe, que l’avenir. Sur ce point, v. Jourdain P., RTD civ. 2009, p. 725.
Enfin, on peut encore se demander si le professionnel du droit est immédiatement en faute pour n’avoir pas connu la solution posée par un arrêt publié ou s’il faut encore lui laisser un délai raisonnable (dont la durée reste à déterminer !) pour en prendre connaissance et l’intégrer. V., pour un raisonnement de ce type, CEDH, 21 oct. 2003, nos 27928/02 et 31694/02, Broca et Texier-Micault c/France, cons. 20, qui juge qu’à l’inverse des normes écrites (immédiatement connaissables et donc applicables), « l’équité commande de prendre en compte un laps de temps raisonnable, nécessaire aux justiciables pour avoir effectivement connaissance de la décision interne qui la consacre ». En l’espèce, la cour en déduit qu’une décision du Conseil d’État n’a acquis « un degré de certitude juridique suffisant » qu’environ six mois après sa lecture et sa mise en ligne sur le site internet du Conseil d’État, sa publication, assortie de commentaires, dans diverses revues ayant en outre été relevée.
V., pour un précédent dans le même sens, Cass. 1re civ., 14 mai 2009, n° 08-15899 : Bull. civ. I, n° 92 ; D. 2010, p. 49, obs. Brun P. ; JCP G 1999, 49, note Slim H. ; RTD civ. 2009, p. 493, obs. Deumier P., p. 725, obs. Jourdain P. et p. 744, obs. Gautier P.-Y. ; RDC 2009, p. 1373, obs. Carval S. : un avocat est jugé responsable pour n’avoir pas invoqué, dans une instance pénale, l’immunité de responsabilité du préposé agissant dans le cadre de ses fonctions. Certes, il ne pouvait, à la date de son intervention, « être matériellement en possession » de l’arrêt ayant admis l’application de ce principe d’immunité dans les instances pénales, mais il aurait dû savoir que le principe posé par l’arrêt Costedoat, rendu plus d’un an auparavant, était « transposable, dans l'instance sur intérêts civils, au préposé dont la responsabilité civile était recherchée à la suite d'infractions non intentionnelles ayant causé un préjudice à un tiers ».
Cass. 1re civ., 5 févr. 2009, n° 07-20196 : Bull. civ. I, n° 21 ; RTD civ. 2009, p. 725, obs. Jourdain P.
Cass. 1re civ., 30 juin 1987, n° 85-15760 : Bull. civ. I, n° 210 ; D. 1987, somm., p. 442, obs. Aynès L. ; JCP G 1989, II 21181, note Simler P.
Malaurie P., Aynès L. et Gautier P.-Y., Droit des contrats spéciaux, 8e éd., 2016, LGDJ, n° 563.
V. not. Cass. com., 6 juin 1985, n° 83-15536 : Bull. civ. IV, n° 182 ; Defrénois 1985, p. 1454, obs. Aubert J.-L., ramenant clairement la mention manuscrite dans le giron des règles probatoires.
Cass. 1re civ., 15 oct. 1989, n° 89-21936 : JCP G 1992, II 21923, note Simler P. – Cass. 1re civ., 20 oct. 1992, n° 90-21183 : Bull. civ. I, n° 259 ; JCP G 1993, I 3680, obs. Simler P.
Cass. 1re civ., 25 nov. 1997, n° 95-22240 : Bull. civ. I, n° 328, préc.
Brun P., D. 2010, p. 56.
Remarque qui pourrait impliquer qu’il est des revirements prévisibles.
Il suffit de songer à la fréquence avec laquelle les commentateurs d’un arrêt avouent leurs hésitations, voire leur franche perplexité, à l’heure de découvrir le sens d’une décision. L’erreur d’interprétation est (et l’auteur de ces lignes s’en réjouira !) sans emport sur leur responsabilité. Les praticiens sont dans une situation bien moins confortable…
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