Le caractère temporaire du droit réel de jouissance spéciale consenti sur la durée de vie de la personne morale bénéficiaire
Le droit réel de jouissance spéciale consenti pour la durée de vie d’une personne morale n’est pas perpétuel. Le droit réel de jouissance spéciale, distinct du droit d’usage et d’habitation, ayant été concédé pour la durée de la fondation, et non à perpétuité, n’est donc pas régi par les dispositions des articles 619 et 625 du Code civil, aucune disposition légale ne prévoyant qu’il soit limité à une durée de 30 ans.
Cass. 3e civ., 8 sept. 2016, n° 14-26953
La saga Maison de la Poésie vient de connaître un nouvel épisode. Dans un arrêt du 31 octobre 2012, la troisième chambre civile de la Cour de cassation avait admis la possibilité pour un propriétaire de consentir, sous réserve des règles d’ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale de son bien dont la durée était calée sur celle de l’existence de la personne morale qui en était bénéficiaire1. En l’espèce, à la suite de la vente d’un immeuble qui lui appartenait, une fondation s’était réservé la jouissance et l’occupation d’une partie de cet immeuble, et ce pour toute la durée de son existence, l’acquéreur bénéficiant toutefois de la faculté de substituer à cette partie de l’immeuble occupée un local présentant des caractéristiques identiques. L’acquéreur sollicita l’expulsion de la fondation, après 70 ans d’exercice de ce droit de jouissance et d’occupation, et la cour[...]
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Cass. 3e civ., 31 oct. 2012, n° 11-16304 : JCP G 2012, II, 1400, Testu F.-X. ; D. 2012, p. 2596, obs. Tadros A. ; RDC 2013, p. 584, note Libchaber R. ; RDC 2013, p. 627, note Seube J.-B. ; D. 2013, p. 53, note d’Avout L. et Mallet-Bricout B. ; D. 2013, p. 2123, obs. Reboul-Maupin N. ; RLDC 2013/101, p. 7, note Dubarry J. et Julienne M. ; RD imm. 2013, p. 80, obs. Bergel J.-L. ; LPA 16 janv. 2013, p. 11, note Agostini F.-X. ; Defrénois 15 janv. 2013, n° 111g2, p. 12, note Tranchant L. ; JCP G 2013, 429, n° 12, obs. Périnet-Marquet H.
Cass. ch. req., 13 févr. 1834 : DP 1834, I, p. 118 ; S. 1834, 1, p. 205 ; Terré F. et Lequette Y., GAJC, t. 1, 13e éd., 2015, Dalloz, nos 66-67, p. 403 et s. V. sur cette question, Pfister L., « Les particuliers peuvent-ils au gré de leur volonté créer des droits réels ? Retour sur une controverse doctrinale du XIXe siècle », RDC 2013, p. 1261.
CA Paris, 4-1, 18 sept. 2014, n° 12/21592 : D. 2014, p. 1874, obs. Andreu L. ; RTD civ. 2014, p. 920, obs. Dross W. ; RDC 2015, n° 111n1, p. 131, obs. Tadros A. ; Defrénois 15 janv. 2015, n° 118k7, p. 10, note L. Tranchant.
Cass. 3e civ., 8 sept. 2016, n° 14-26953 : JCP N 2016, 1294, note Dubarry J. et Streiff V. ; JCP G 2016, act. 978, Milleville S. ; JCP G 2016, 1172, note Laurent J. ; JCP G 2016, 1191, n° 5, obs. Perinet-Marquet H. ; Defrénois 15 nov. 2016, n° 124v4, p. 1119, note Périnet-Marquet H., et Defrénois 30 nov. 2016, n° 124x4, p. 1183, note Tranchant L. ; D. 2016. 2237, chron. Méano A.-L. ; RD imm. 2016, 598, obs. Bergel J.-L. ; RTD civ. 2016, p. 894, obs. Dross W. ; Dr. & patr. nov. 2016, p. 93, obs. Seube J.-B. ; Constr.-urb. 2016, n° 134, obs. Sizaire C. ; Gaz. Pal. 13 déc. 2016, n° 282a7, p. 73, note Gailliard A. ; D. 2017, p. 134, note d’Avout L. et Mallet-Bricout B.
À cette définition de la perpétuité s’ajoute le caractère imprescriptible du droit (C. civ., art. 2227) que l’on rattache à la perpétuité.
Le propriétaire n’est pas tant celui qui jouit actuellement et effectivement de la chose que celui qui dispose sur celle-ci d’une potentialité de jouissance, v. Vareilles-Sommieres P., « La notion et la définition juridique de la propriété », RTD civ. 1905, p. 443 et s., spéc. n° 71, p. 481 ; Libchaber R., « Une fiducie française, incertaine et inutile... », in Mélanges Philippe Malaurie, Liber amicorum, 2005, Defrénois, p. 303 et s., spéc. p. 318 : « (...) En droit français, le propriétaire est moins celui qui actualise les prérogatives de l’article 544, que celui qui doit à terme les consolider dans son patrimoine. Le propriétaire se définit par sa vocation à toutes les utilités disponibles d’un bien, et non par leur détention effective immédiate » ; Danos F., Propriété, possession et opposabilité, Aynès L. (préf.), thèse Paris 1, 2007, Economica, nos 22-26.
Crocq P., Propriété et garantie, Gobert M. (préf.), thèse Paris 2, 1995, LGDJ, n° 98, p. 80-81.
V. en ce sens, Ginossar S., Droit réel, propriété et créance, 1960, LGDJ, n° 12, p. 33 : « La propriété n’est pas nécessairement le droit de retirer de la chose toute l’utilité qu’elle est susceptible de procurer ; mais si le propriétaire ne peut toujours la retirer effectivement, il en conserve à tout moment l’expectative, la potentialité » ; Goyet C., Le louage et la propriété à l’épreuve du crédit-bail et du bail superficiaire, Schmidt D. (préf.), thèse Strasbourg, 1983, n° 267, p. 146, n° 274, p. 148-149, et n° 402, p. 218-219, qui insiste sur ce caractère substantiel de la propriété qui possède « l’aptitude à se reconstituer pleine et entière », sur cette « expectative [qu’a le propriétaire] de recouvrer un jour la plénitude de son droit » et qui considère que « son caractère résiduaire explique que la propriété puisse demeurer du côté de celui qui n’entretient plus aucun rapport direct et immédiat avec la chose. »
Ginossar S., Droit réel, propriété et créance, op. cit., n° 12, p. 32, note 59 ; Dabin J., Le droit subjectif, 1952, Dalloz, p. 180, note 4.
V. en ce sens, Cass. 3e civ., 28 janv. 2009, n° 08-12649 : RTD civ. 2009, p. 346, obs. Revet T. – Cass. com., 13 mars 2012, n° 11-10289 ; Dr. et patr. 2012, n° 212, p. 99, obs. Aynès L. La substance même du droit de propriété (dans son aspect subjectif) est constituée par la vocation à jouir de toutes les utilités de la chose, par la potentialité de jouissance complète, de sorte que tant que demeure cette vocation ou cette potentialité de jouissance, la propriété demeure pleine et entière. Lorsque la jouissance de la chose devient effective, lorsque cette jouissance se concrétise et se réalise, la possession succède à la propriété (en tant que pouvoir de ou potentialité de jouissance), car la possession est l’exercice du droit de propriété. C’est la possession qui est susceptible de variation dans son étendue, la propriété restant quant à elle invariable. La possession peut certes se séparer de la propriété, mais cette séparation ne peut être que temporaire. En somme, le droit de propriété repose plus sur une plénitude potentielle des prérogatives sur la chose qui en est l’objet que sur une plénitude effective de ces prérogatives. Ainsi, la propriété ne peut se démembrer, elle est un droit invariable, s’analysant comme une potentialité de jouissance complète (de sorte que la nue-propriété est la propriété), seule la possession étant susceptible de variation ou de perte temporaire par le propriétaire (la jouissance de la chose et de ses utilités – la possession – peut quant à elle varier dans son étendue, mais pas la propriété). La possession peut être concédée en tout ou partie à un tiers (par le biais d’un droit réel) mais le propriétaire devra recouvrer à un moment une plénitude de prérogatives, il doit en conserver l’expectative. Ce lien insécable qui demeure entre la propriété et la possession – la jouissance de la chose – correspond à la vis attractiva qu’exerce la propriété sur la jouissance complète de cette chose.
Ainsi, le droit romain, qui avait une vision unitaire de la propriété, postulait le caractère nécessairement temporaire de l’usufruit pour ne pas faire de la propriété un droit vide : deux textes, l’un de Justinien figurant dans ses Institutes, l’autre de Paul contenu dans le Digeste, condamnaient en effet « les situations qui aboutissent à rendre la propriété inutile en enlevant au propriétaire toute possibilité de jouir de sa chose (il s’agissait de refuser l’usufruit perpétuel) » (Patault A.-M., Introduction historique au droit des biens, 1989, PUF, Droit fondamental, n° 138, p. 166). Ainsi, v. Institutes de Justinien, L. II, T. IV, § 1, trad. par Hulot H., Les Institutes de l’Empereur Justinien, 1806, Rondonneau, p. 65 : « Cependant, afin que la propriété ne fût pas inutile pour toujours, ce qui arriverait si l’usufruit en était toujours séparé, il a paru convenable qu’il y eut plusieurs manières d’éteindre l’usufruit et de le faire retourner à la propriété » ; Paul, Digeste, L. VII, T. I, § 3.2, trad. par Hulot H. et Berthelot J.-F., Les cinquante livres du Digeste ou des Pandectes de l’Empereur Justinien, t. 1, 1804, Rondonneau, p. 477 : « Mais, de peur que la propriété ne devint pour jamais absolument inutile, si l’usufruit en était continuellement séparé, on a introduit plusieurs manières d’éteindre l’usufruit et de le faire retourner à la propriété. »
Le maintien du domaine direct put un temps se justifier, car il conférait au seigneur un droit au moins éventuel à rentrer à nouveau dans la jouissance du fonds : « Au domaine direct sont rattachées toutes les prérogatives qui appartiennent au seigneur : retrait féodal, commise, droit de percevoir le relief ou les droits de mutation ; à la directe est reconnue une vis attractiva, une force d’attraction sur le domaine utile qui donne au seigneur au moins un droit éventuel à rentrer dans la jouissance du fonds » (Ourliac P. et de Malafosse J., Histoire du droit privé, t. 2, 2e éd., 1971, PUF, Thémis, n° 81, p. 159). Mais ce droit à récupérer la jouissance du fonds disparut et à partir du moment où le domaine direct ne conféra plus aucune vocation à une jouissance au moins potentielle, que disparut la vis attractiva, il devint une « forme vide », vouée à l’extinction. Ce mouvement était inéluctable dès que fut conféré au domaine utile son caractère perpétuel, c’est-à-dire héréditaire. Cela montre d’ailleurs que la perpétuité participe de l’essence de la propriété.
Cette différence entre la propriété, qui seule peut être perpétuelle, et les droits réels sur la chose d’autrui, nécessairement temporaires, se justifie par la nature même des droits réels qui ne sont pas de la même nature que la propriété. En effet, les droits réels sur la chose d’autrui reposent sur une structure obligationnelle (le droit réel est le « côté actif » de l’obligation réelle, le propriétaire étant tenu, obligé, ès qualités par l’intermédiaire de sa chose), les droits réels ayant donc vocation à s’éteindre au bout d’un certain laps de temps sur le fondement de la prohibition des engagements perpétuels (C. civ., art. 1210) : v. en ce sens, Laurent J., note préc. sous Cass. 3e civ., 8 sept. 2016, n° 14-26953. Les droits réels n’obéissent pas au même régime que la propriété, étant d’une nature différente de cette dernière (contra d’Avout L., note sous Cass. 3e civ., 23 mai 2012, n° 11-13202 : D. 2012, p. 1934).
Cass. civ., 8 juill. 1851 : DP 1851, p. 198 ; S. 1851, 1, p. 682, qui énonce que « le droit de propriété ne saurait être borné dans le temps. »
Vareilles-Sommieres P., « La notion et la définition juridique de la propriété », préc., spéc. n° 23 ; Danos F., Propriété, possession et opposabilité, thèse préc., nos 32-39, spéc. n° 39.
Tout droit réel qui devient perpétuel se transforme en droit de propriété, de sorte que s’il ne porte que sur certaines utilités de la chose, il devient un droit de propriété de ces utilités, une propriété d’une fraction de la chose. Dès lors, la propriété ne porte plus sur la chose dans son ensemble, mais on est en présence d’une pluralité de droits de propriété portant chacun sur une fraction des utilités de la chose.
Il existe certes des exceptions. Par exemple, les servitudes sont perpétuelles alors qu’elles portent sur la chose d’autrui, mais cette exception se justifie pleinement, car la servitude est l’accessoire d’un droit de propriété, lui-même perpétuel, celui qui porte sur le fonds dominant, dont la servitude emprunte finalement le régime (elle est au service de la propriété du fonds dominant). On peut aussi mentionner le réel de jouissance exclusif et perpétuel sur les parties communes d’une copropriété – autre doit réel sui generis –, mais cette exception reste mineure, car il s’agit d’une atteinte à une propriété qui n’est pas privative, de sorte que la propriété exclusive de l’article 544 sort presque indemne de cette exception. La spécificité de la propriété collective que constituent les parties communes fait que l’atteinte subie ne peut servir de fondement à une division perpétuelle d’un bien objet d’une appropriation privative.
Cass. 3e civ., 23 mai 2012, n° 11-13202 : JCP G 2012, 930, obs. Dross W. ; D. 2012, p. 1934, note d’Avout L. ; D. 2012, p. 2128, obs. Mallet-Bricout B. ; Defrénois 15 nov. 2012, n° 40637, p. 1067, note Danos F. ; RTD civ. 2012, 553, obs. Revet T.
Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013 : JCP G 2015, 250, rapp. Feydeau M.-T., 251, avis Sturlèse B., et 252, note Revet T. ; JCP N 2015, 1083, note Julienne M. et Dubarry J. ; RTD civ. 2015, p. 413, obs. Dross W. ; D. 2015, p. 599, obs. Mallet-Bricout B. ; RD imm. 2015, p. 175, obs. Bergel J.-L. ; JCP G 2015, 546, n° 7, obs. Périnet-Marquet H.
Revet T., note préc. sous Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013.
C’est d’ailleurs par rapport à ce seul caractère de perpétuité que doit être appréciée la liberté de création des droits réels. La seule véritable limite à ce principe de liberté de création des droits réels réside dans l’interdiction de procéder, par l’octroi d’un droit réel de jouissance total ou partiel qui serait perpétuel, à une séparation définitive de la jouissance de la chose dans son ensemble et de la propriété.
V. not. pour le droit d’usage et d’habitation, Cass. 3e civ., 7 mars 2007, n° 06-12568 : JCP N 2007, 1219, note Hovasse H.
V. sur cette question, Libchaber R., « Réflexions sur les engagements perpétuels et la durée des sociétés », Rev. sociétés 1995, p. 437.
Terré F., Simler P. et Lequette Y., Droit civil, Les obligations, 11e éd., 2013, Dalloz, n° 1200.
La qualification d’engagement perpétuel ou non lié à la durée de la société n’a d’ailleurs que peu d’importance pour les sociétés puisque les associés peuvent toujours prononcer la dissolution anticipée de la société (C. civ., art. 1844-7) et ils peuvent également, le plus souvent, sortir de la société en cédant leurs parts.
Si l’on peut considérer que la société comporte un terme extinctif de principe, elle apparaît donc comme limitée dans le temps et les prorogations successives ne font pas disparaître son caractère temporaire. La société n’aurait pas de vocation à la perpétuité. Cette analyse est exacte quand elle reste centrée sur le contrat de société lui-même, pas lorsque la durée d’existence de la société est utilisée pour déterminer la durée d’un droit qui implique et vient affecter des tiers.
Ainsi, le décès d’une personne physique est un terme incertain, mais pas la disparition d’une personne morale car il ne s’agit pas d’un événement certain dans son principe.
Flour J., Aubert J.-L., et Savaux E., Droit civil, Les obligations, t. 3, Le rapport d’obligation, 9e éd., 2015, Sirey, n° 286 ; Terré F., Simler P. et Lequette Y., Droit civil, Les obligations, op. cit., n° 1199. Dans le cas contraire, si l’événement est incertain dans son principe, ce n’est plus un terme mais une condition qui peut ne jamais se réaliser.
Rappr. Terré F. et Simler P., Droit civil, Les biens, 9e éd., 2014, Dalloz, n° 861, qui considère que la durée de vie d’une personne morale, sur laquelle est alignée la durée d’un droit réel, constitue un « terme indéterminé » et que « l’écart est faible » entre un tel terme et la perpétuité.
V. dans le même sens, Revet T., note préc. sous Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013 : « (...) la fin de l’existence [de la personne morale] est une échéance qu’il est si aisé d’étirer qu’elle autorise une perpétuation du droit dont les effets de contrainte sur la propriété sont équivalents à une stipulation directe de perpétuité. »
Il semble donc que la troisième chambre civile de la Cour de cassation considère que quand le terme est incertain dans son principe, c’est-à-dire que l’événement auquel il se rapporte est seulement possible (en l’espèce la disparition de la personne morale), il s’agit toujours d’un terme incertain, donc d’une borne temporelle. Le droit réel qui s’y rapporte est alors temporaire. Néanmoins, cette analyse est incompatible avec la définition du terme qui est un événement certain dans son principe, dont on est sûr qu’il se produira.
Cass. com., 6 nov. 2007, n° 07-10620 : D. 2008, p. 2014, note Dondero B. ; RTD civ. 2008, p. 104, obs. Fages B.
V. en ce sens, Périnet-Marquet H., obs. préc. sous Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013. Cette durée maximale de 99 ans pourrait être appliquée par la Cour de cassation par analogie avec la durée la plus longue retenue par le législateur en matière de droits réels (bail emphytéotique, bail à construction, bail réel immobilier, bail réel solidaire) ou alors à la faveur d’une réforme législative qui limite de manière générale les droits réels sur la chose d’autrui à une durée maximale de 99 ans.
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