Potimarron Angélique, oignon d'Armorique, Camus du Léon … Le contrat au secours des « variétés paysannes » !
Carrefour annonçait il y a un an avoir conclu avec des producteurs bretons un contrat pour le moins atypique visant à commercialiser des variétés de « fruits et légumes paysans interdits par la loi ». Sous couvert de désobéissance civile à des fins de protection de la biodiversité cultivée, c’est à une opération contractuelle bien légale et fort classique que l’on a en réalité affaire. À quelques dispositions près toutefois, qui indiquent la volonté de Carrefour de s’engager sur le long terme pour davantage de diversité et de durabilité de notre alimentation et de notre agriculture. À l’heure où la grande distribution occupe encore une position quasi hégémonique en matière de vente de produits alimentaires, cette démarche est opportune, si instrumentalisée qu’elle ait pu être à des fins commerciales.
L’enjeu est on ne peut plus d’actualité puisqu’il est au cœur du projet de loi dit « Alimentation et agriculture » en cours de discussion1. Il est double. D’une part, rendre les prix d’achat des produits agricoles plus rémunérateurs pour les agriculteurs et[...]
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Projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, commission des Affaires économiques, AN, 18 juill. 2018 ; il est le produit des « États généraux de l’alimentation », qui ont permis de rassembler l’ensemble des acteurs de l’agriculture et de l’alimentation autour de 14 thématiques ; v. https://www.egalimentation.gouv.fr.
V. dans cette même logique le traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA), 3 nov. 2001, art. 5.1. c) : « Chaque partie (…) s’emploie (…) à encourager ou soutenir (…) les efforts des agriculteurs et des communautés locales pour gérer et conserver à la ferme leurs ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture ».
Carrefour crée le « marché interdit », un combat pour la qualité alimentaire et la biodiversité, http://www.carrefour.com/sites/default/files/cp_carrefour_marche_interdit_def_20_09_2017.pdf.
V. sur cette question, FAO, L’état des ressources phytogénétiques pour l'alimentation et l'agriculture dans le monde, Rome, 2010, et Fondation pour la recherche sur la biodiversité, Quels indicateurs pour suivre la diversité génétique des plantes cultivées ?, Paris, 2011. Le Groupement national interprofessionnel des semences et plants (Gnis) rappelle quant à lui que le catalogue officiel français des espèces et variétés de plantes cultivées contient 3200 variétés de légumes, dont 350 variétés anciennes.
Contrairement aux semences certifiées produites en laboratoire, les semences dites « paysannes » sont développées par des « agriculteurs sélectionneurs » qui se définissent en opposition au secteur semencier « conventionnel » et qui sélectionnent directement dans leurs champs des variétés dites « populations » adaptées aux conditions agro-écologiques locales. Diverses recherches agronomiques ont établi que les variétés paysannes sont mieux adaptées à des modes d’exploitation moins intensifs et aux enjeux environnementaux de l’agriculture (conservation de la diversité génétique, adaptation à des environnements diversifiés et changeants, etc.) ; v. Haut Conseil des biotechnologies, Biotechnologies végétales et propriété industrielle, 2014, Paris, Doc. fr.
V. la pétition mise en ligne sur http://www.carrefour.com/fr/nos-actualites/carrefour-cree-le-marche-interdit-un-combat-pour-la-qualite-alimentaire-et-la, 20 sept. 2017.
Communiqué de presse du Réseau Semences paysannes, 26 sept. 2017, « Le “marché interdit”, nouveau marché de dupes ? », http://archive.semencespaysannes.org/le_marche_interdit_nouveau_marche_de_dupes_115-actu_406.php.
V. toutefois Anvar S., Semences et Droit. L’emprise d’un modèle économique dominant sur une réglementation sectorielle, thèse, Paris 1, 2008, en accès libre sur https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00335766 ; v. aussi Girard F. et Noiville C., Biotechnologies végétales et propriété industrielle, 2014, Paris, Doc. fr.
D. n° 81-605, 18 mai 1981, pris pour l’application de la loi du 1er août 1905 sur la répression des fraudes en ce qui concerne le commerce des semences et plants. La réglementation pose aussi le principe de la certification des semences et, pour les plantes agricoles, le principe selon lequel la variété doit également posséder une valeur agronomique, technologique et environnementale (VATE) suffisante par rapport aux variétés les plus utilisées du moment. En application du droit de l’Union européenne (v. nota. dir. nos 2002/53/CE, 2002/55/CE et 2014/97/UE), chaque État membre établit des catalogues et listes de variétés, la somme de ces listes et catalogues nationaux constituant les catalogues et listes des variétés commercialisables sur l’ensemble du territoire de l’Union.
La CJUE a ainsi jugé que la commercialisation des semences paysannes non distinctes, homogènes et stables est interdite ; v. CJUE, 12 juill. 2012, n° C-59/11, Assoc. Kokopelli c/ Graines Baumaux (alors que, dans ses conclusions, l’avocate générale Juliane Kokott concluait que les directives semences sont invalides car non proportionnées et que l’exploitation économique des variétés non admises contribuerait en pratique à une plus grande diversité biologique, v. http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=118143&pageIndex=0&doclang=fr&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=855344, pts 85-86). Notons qu’un dispositif particulier permet toutefois l’inscription, la production et la commercialisation des « variétés de conservation » (adaptées localement et menacées d’érosion génétique) pour les espèces de grande culture, potagères, ou pour les variétés « sans valeur intrinsèque » (« marchés amateurs ») ; v. sur ce point les directives nos 2008/62/CE du 21 juin 2008 et 2009/145 du 26 novembre 2009, ainsi que le décret n° 81-605 du 18 mai 1981, article 3-1. Mais les semences paysannes peinent à entrer dans ces listes annexes.
Les textes étaient toutefois jusqu’ici peu clairs et sujets à des interprétations variables ; v. le décret du 18 mai 1981 préc., qui énonce : « Ne peuvent être mis sur le marché en France sous les termes “semences” ou “plants” (…) les produits qui ne répondent pas aux conditions suivantes : 1° Appartenir à l’une des variétés inscrites sur une liste du Catalogue officiel des plantes cultivées ou, à défaut, sur un registre annexe conformément aux dispositions des articles 5 à 8 ci-dessous. Cette condition n’est pas exigée pour les semences et plants vendus sans indication de variété » (ce qui pourrait être le cas des semences paysannes) (art. 1). Le même décret ajoute que « ne relèvent pas de la commercialisation les échanges de semences qui ne visent pas une exploitation commerciale de la variété » (art. 1-1). Puis que les producteurs peuvent commercialiser des semences et plants n’appartenant pas aux catégories mentionnées à l’article 1er, troisième alinéa, s’il s’agit : « a) De petites quantités de semences et de plants, dans des buts scientifiques ou pour des travaux de sélection » (art. 1-3 ).
L. n° 2014-1170, 13 oct. 2014, d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, modifiée par la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, et qui modifie ainsi l’article L. 315-5 du Code rural : « (…) sont présumés relever de l’entraide au sens de l’article L. 325-1 (…) des échanges, entre agriculteurs, de semences ou de plants n’appartenant pas à une variété protégée par un certificat d’obtention végétale et produits sur une exploitation hors de tout contrat de multiplication de semences ou de plants destinés à être commercialisés ». La loi de 2014, tout en confirmant la possibilité d’échanges, les avait limités au cadre des groupements d’intérêt économique et environnemental. La loi de 2016 a supprimé cette condition et ouvert l’échange de semences paysannes à tout agriculteur dans le cadre de l’entraide. On notera que c’est surtout au plan européen, dans le cadre de la révision du règlement sur l’agriculture biologique, que les évolutions les plus nettes devraient intervenir ; v. règl. (UE) n° 2018/848 du PE et du Cons., 30 mai 2018, relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques, qui prévoit que « le matériel de reproduction des végétaux qui n’appartient pas à une variété, mais qui appartient à un ensemble végétal d’un seul taxon botanique, caractérisé par une grande diversité génétique et phénotypique entre les différentes unités reproductives, devrait pouvoir être utilisé en production biologique. Pour cette raison, il convient que les opérateurs soient autorisés à commercialiser du matériel de reproduction végétale de matériel hétérogène biologique sans se conformer aux exigences d’enregistrement et aux catégories de certifications du matériel prébase, de base et certifié ou aux exigences pour les autres catégories énoncées dans les directives [de l’UE] ». Pour une interprétation toutefois très mesurée de ce que ce texte apporte aux semences paysannes, v. Réseau Semences paysannes, https://www.semencespaysannes.org/les-semences-paysannes/vie-du-reseau/47-quand-les-semences-biologiques-deviennent-du-materiel, 18 juill. 2018.
C. rur., art. L. 325-1 : « L’entraide est réalisée entre agriculteurs par des échanges de services en travail et en moyens d’exploitation, y compris ceux entrant dans le prolongement de l’acte de production. Elle peut être occasionnelle, temporaire ou intervenir d’une manière régulière. L’entraide est un contrat à titre gratuit, même lorsque le bénéficiaire rembourse au prestataire tout ou partie des frais engagés par ce dernier (…) ».
En application de l’article C. com., art. L. 441-8, cette clause est obligatoire pour ce qui concerne certaines matières premières agricoles périssables ou issues de cycles courts de production pour lesquelles des prix de cession abusivement bas sont souvent demandés par le distributeur ; v. Behar-Touchais M., « L’intangibilité du contrat annuel entre fournisseur et enseigne de la grande distribution, confrontée à la hausse du prix des matières premières », RDC janv. 2012, p. 143 et s.
Sur les grands traits de la contractualisation en matière agricole, v. Buy F., Lamoureux M. et Roda J.-C., Droit de la distribution, Paris, 2017, LGDJ, p. 302 et s.
C. rur., art. L. 631-24, qui précise que le producteur peut renoncer par écrit à cette limite de durée.
V. les termes d’Alexandre Bompard, « Bompard tranche pour redonner un avenir à Carrefour », Les Échos, 23 janv. 2018.
V. le communiqué de presse du Réseau Semences paysannes, préc.
Conseil économique, social et environnemental, Les circuits de distribution des produits alimentaires, avis préparé par la section Agriculture, Pêche et Alimentation, 2016, Paris, spéc. p. 30.
V. sur ce point Behar-Touchais M., « Les fournisseurs de la grande distribution se rebiffent… mais se font condamner pour entente », RDC sept. 2015, n° 112j6, p. 565 et s.
V. déjà il y a 10 ans, Lucas de Leyssac C., « Et si on laissait faire le marché ? », Concurrences 2008/2, p. 1. Et, 9 ans plus tard, États généraux de l’alimentation, « Comment rendre les prix d’achat des produits agricoles plus rémunérateurs pour les agriculteurs », Fiche conclusive de l’atelier n° 5, op. cit. ; v. aussi, dans le même sens, le 7e rapport de l’Observatoire des prix et des marges, 2018, Paris.
Cass. com., 4 oct. 2016, n° 14-28013, qui rejette le pourvoi du groupe Carrefour en estimant que ce groupe utilise, dans les contrats conclus avec ses fournisseurs, des clauses constitutives d’un déséquilibre significatif.
V. le communiqué de presse du Réseau Semences paysannes, préc.
Prat F., « Semences paysannes et Carrefour : une alliance contre nature ? », Inf’OGM, 6 nov. 2017 ; v. aussi Demeulenaere E. et Bonneuil C., « Cultiver la biodiversité. Semences et identité paysanne », in Hervieu B. et a., Les mondes agricoles en politique. De la fin des paysans au retour de la question agricole, 2010, Paris, Presses de Sciences Po, p. 73 et s.
V. du reste dans ce sens le communiqué de presse du comité national de la Confédération paysanne, « Opération Carrefour – le marché interdit », 12 oct. 2017.
Il faut rester vigilant sur les éventuelles clauses qui pourraient permettre à Carrefour de mettre fin unilatéralement au partenariat, de juger unilatéralement de la non-conformité des produits livrés, etc. Plus généralement, il faudra veiller à ce que l’objectif ne soit pas davantage une industrialisation accrue de l’agriculture biologique qu’un appui aux semences paysannes et au développement des territoires.
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