Le droit réel de jouissance spéciale attaché à un lot de copropriété peut être perpétuel
Contrairement à ce qu’elle avait jugé dans un arrêt du 28 janvier 2015, la Cour de cassation estime que peut être perpétuel un droit réel attaché à un lot de copropriété conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale d’un autre lot.
Cass. 3e civ., 7 juin 2018, n° 17-17240
Par cet arrêt du 7 juin 2018, la troisième chambre civile de la Cour de cassation relance le débat des droits réels perpétuels sur la chose d’autrui1. En effet, dans cet arrêt, la Cour de cassation admet qu’un droit réel de jouissance spéciale, grevant la partie privative d’un lot de copropriété, puisse être perpétuel. Certes, la solution de cet arrêt devrait être limitée à la copropriété, et elle ne devrait pas remettre en cause – on l’espère en tout cas – la solution de principe posée par la même chambre de la Cour de cassation dans son arrêt du 28 janvier 20152 et selon laquelle les droits réels sur la chose d’autrui sont (sauf rares exceptions) nécessairement temporaires.
Toujours est-il que la solution rendue par la Cour de cassation dans cet arrêt du 7 juin 2018 ne cadre pas avec la solution de principe rendue dans l’arrêt du 28 janvier 2015. En l’espèce, une société civile immobilière avait acquis différents lots à vocation commerciale, dont un à usage de piscine, faisant partie d’un immeuble en copropriété. Auparavant, les vendeurs avaient conclu une convention « valant[...]
L'accès à l'intégralité de ce document est réservé aux abonnés
Cass. 3e civ., 7 juin 2018, n° 17-17240 : JCP G 2018, 892, note Jariel L. ; JCP G 2018, 893, note Périnet-Marquet H.
Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013 : JCP G 2015, 250, rapp. Feydeau M.-T., 251, avis Sturlèse B. ; JCP G 2015, 252, note Revet T. ; JCP N 2015, 1083, note Julienne M. et Dubarry J. ; RTD civ. 2015, p. 413, obs. Dross W. ; D. 2015, p. 599, obs. Mallet-Bricout B. ; RDI 2015, p. 175, obs. Bergel J.-L. ; JCP G 2015, 546, n° 7, obs. Périnet-Marquet H.
La Cour de cassation constate, à cet égard, que la cour d’appel avait relevé « que les droits litigieux, qui avaient été établis en faveur des autres lots de copropriété et constituaient une charge imposée à certains lots, pour l’usage et l’utilité des autres lots appartenant à d’autres propriétaires, étaient des droits réels sui generis trouvant leur source dans le règlement de copropriété et que les parties avaient ainsi exprimé leur volonté de créer des droits et obligations attachés aux lots des copropriétaires », ce dont il « résultait que ces droits sont perpétuels ».
Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013 : JCP G 2015, 250, rapp. Feydeau M.-T., 251, avis Sturlèse B. ; JCP G 2015, 252, note Revet T. ; JCP N 2015, 1083, note Julienne M. et Dubarry J. ; RTD civ. 2015, p. 413, obs. Dross W. ; D. 2015, p. 599, obs. Mallet-Bricout B. ; RDI 2015, p. 175, obs. Bergel J.-L. ; JCP G 2015, 546, n° 7, obs. Périnet-Marquet H. La Cour de cassation a, en effet, très clairement affirmé dans cet arrêt, après quelques tâtonnements, une solution de principe, en énonçant récemment « qu’un droit réel, conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale de son bien, s’il n’est pas limité dans le temps, ne peut être perpétuel, et s’éteint dans les conditions prévues par les articles 619 et 625 du Code civil ». Ainsi, lorsqu’aucune limitation de durée n’est attribuée au droit réel de jouissance spéciale ou s’il a été expressément stipulé perpétuel, il est soumis aux causes d’extinction et à la durée maximale de l’usufruit. En effet, les articles 619 et 625 du Code civil (auxquels on peut rajouter l’article 617) servent alors de modèle de référence, ils traduisent un mécanisme référentiel de droit commun en application duquel s’applique, par renvoi, à tout droit réel innommé qui ne serait pas limité dans le temps, la durée maximale de l’usufruit. Le droit réel de jouissance spéciale reste un droit réel sui generis, l’application supplétive des articles 619 et 625 du Code civil ne faisant pas pour autant entrer ce droit dans la catégorie du droit réel d’usage et d’habitation.
Cass. 3e civ., 31 oct. 2012, n° 11-16304 : JCP G 2012, II, 1400, Testu F.-X. ; D. 2012, p. 2596, obs. Tadros A. ; RDC 2013, p. 584, note Libchaber R. ; RDC 2013, p. 627, note Seube J.-B. ; D. 2013, p. 53, note d’Avout L. et Mallet-Bricout B. ; D. 2013, p. 2123, obs. Reboul-Maupin N. ; RLDC 2013/101, p. 7, note Dubarry J. et Julienne M. ; RDI 2013, p. 80, obs. Bergel J.-L. ; LPA 16 janv. 2013, p. 11, note Agostini F.-X. ; Defrénois 15 janv. 2013, n° 111f6, p. 12, note Tranchant L. ; JCP G 2013, 429, n° 12, obs. Périnet-Marquet H.
À cette définition de la perpétuité s’ajoute le caractère imprescriptible du droit (C. civ., art. 2227) que l’on rattache à la perpétuité.
Le propriétaire n’est pas tant celui qui jouit actuellement et effectivement de la chose que celui qui dispose sur celle-ci d’une potentialité de jouissance, v. Vareilles-Sommieres (de Labroue de) G., « La notion et la définition juridique de la propriété », RTD civ. 1905, p. 443 et s., spéc. n° 71, p. 481 ; Libchaber R., « Une fiducie française, incertaine et inutile… », in Mélanges en l’honneur de Philippe Malaurie, Liber amicorum, 2005, Defrénois, p. 303 et s., spéc. p. 318 : « (…) En droit français, le propriétaire est moins celui qui actualise les prérogatives de l’article 544, que celui qui doit à terme les consolider dans son patrimoine. Le propriétaire se définit par sa vocation à toutes les utilités disponibles d’un bien, et non par leur détention effective immédiate » ; Danos F., Propriété, possession et opposabilité, préf. Aynès L., 2007, Economica, nos 22-26.
Cette différence entre la propriété, qui seule peut être perpétuelle, et les droits réels sur la chose d’autrui, nécessairement temporaires, se justifie par la nature même des droits réels qui ne sont pas de la même nature que la propriété. En effet, les droits réels sur la chose d’autrui reposent sur une structure obligationnelle (le droit réel est le « côté actif » de l’obligation réelle, le propriétaire étant tenu, obligé, ès qualités par l’intermédiaire de sa chose), les droits réels ayant donc vocation à s’éteindre au bout d’un certain laps de temps sur le fondement de la prohibition des engagements perpétuels (C. civ., art. 1210).
Cass. civ., 8 juill. 1851 : DP 1851, p. 198 ; S. 1851, 1, p. 682, qui énonce que « le droit de propriété ne saurait être borné dans le temps ».
Vareilles-Sommieres (de Labroue de) G., « La notion et la définition juridique de la propriété », RTD civ. 1905, p. 443 et s., spéc. n° 23 ; Danos F., Propriété, possession et opposabilité, 2007, Economica, préf. Aynès L., nos 32-39, spéc. n° 39.
Tout droit réel qui devient perpétuel se transforme en droit de propriété, de sorte que s’il ne porte que sur certaines utilités de la chose, il devient un droit de propriété de ces utilités, une propriété d’une fraction de la chose. Dès lors, la propriété ne porte plus sur la chose dans son ensemble, mais on est en présence d’une pluralité de droits de propriété portant chacun sur une fraction des utilités de la chose.
V. sur cette analyse, Danos F., note ss. Cass. 3e civ., 8 sept. 2016, n° 14-26953 : RDC 2017, n° 113y4, p. 123.
Les servitudes sont perpétuelles alors qu’elles portent sur la chose d’autrui, mais cette exception se justifie pleinement, car la servitude est l’accessoire d’un droit de propriété, lui-même perpétuel, celui qui porte sur le fonds dominant, dont la servitude emprunte finalement le régime (elle est au service de la propriété du fonds dominant). En l’espèce, la Cour de cassation écarte la qualification de servitude et considère qu’il s’agit d’un droit réel de jouissance spéciale qui peut donc également être perpétuel.
Cass. 3e civ., 30 juin 2004, n° 03-11562 : JCP G 2004, I, 171, n° 15, obs. Périnet-Marquet H. ; RTD civ. 2004, 753, obs. Revet T.
La nature du droit réel octroyé aux autres copropriétaires n’est pas directement utile et ne sert pas directement la jouissance de leur lot, et ce même si ce droit réel est attaché audit lot. Il est vrai que le droit réel ainsi consenti profite et sert plutôt les copropriétaires eux-mêmes que le lot auquel il est attaché. Toutefois, les critères d’utilité et d’usage peuvent être interprétés plus largement, et il était possible de considérer que l’accès à la piscine était un complément de la jouissance du lot et agrémentait cette jouissance, de sorte que cet accès était imposé en faveur du lot auquel il est attaché, qu’il était conféré au service de l’usage et de la jouissance de ce lot. Les critères des articles 637 et 686 auraient alors été remplis. Rappr. en ce sens, plutôt en faveur d’une servitude d’accès : Périnet-Marquet H., note sous Cass. 3e civ., 7 juin 2018, n° 17-17240, préc.
Les critères de qualification de ce droit réel de jouissance retenus tant par la cour d’appel que par la Cour de cassation auraient pu parfaitement permettre à cette dernière de juger que le droit en cause constituait une servitude conventionnelle, ce qui permettait par là même la perpétuité de ce droit sans malmener la théorie générale des droits réels sur la chose d’autrui (au sein de laquelle se multiplient les exceptions au principe de prohibition de perpétuité). Pourtant, et on peut le regretter, ce n’est pas dans cette voie que s’est engagée la Cour de cassation, celle-ci préférant admettre un régime spécifique pour les droits réels sur la chose d’autrui dès lors qu’ils sont attachés à des lots de copropriété (justifiant ainsi leur caractère perpétuel).
Cass. 3e civ., 2 déc. 2009, n° 08-20310 : Defrénois 15 févr. 2010, n° 39065, p. 313, obs. Atias C. ; JCP G 2010, I, 336, n° 13, obs. Périnet-Marquet H. ; Cass. 3e civ., 6 juin 2007, n° 06-13477 : D. 2007, 2358, note Atias C. ; JCP G 2007, I, 197, n° 5, obs. Périnet-Marquet H.
Cass. 3e civ., 4 mars 1992, n° 90-13145 : Defrénois 1992, 1140, obs. Souleau H. ; D. 1992, 386, note Atias C. ; RTD civ. 1993, 162, obs. Zénati F., qui décide que le droit de jouissance exclusif et privatif sur une fraction de la cour, partie commune, attribué par le règlement de copropriété à certains lots dont il constituait l’accessoire, avait un caractère réel et perpétuel, de sorte que l’usage effectif de ce droit était sans incidence sur sa pérennité et que ce droit ne pouvait être remis en cause sans le consentement de son bénéficiaire.
Cass. 3e civ., 24 oct. 2007, n° 06-19260 : JCP G 2008, I, 127, n° 15, obs. Périnet-Marquet H. ; RTD civ. 2008, 693, obs. Revet T.
Le droit réel de jouissance exclusif et perpétuel sur les parties communes d’une copropriété – doit réel sui generis –, mais cette exception reste mineure, car il s’agit d’une atteinte à une propriété qui n’est pas privative, de sorte que la propriété exclusive de l’article 544 sort presque indemne de cette exception. La spécificité de la propriété collective que constituent les parties communes fait que l’atteinte subie ne peut servir de fondement à une division perpétuelle d’un bien objet d’une appropriation privative.
Si la Cour de cassation considère que le droit réel de jouissance exclusif et perpétuel est un droit réel sui generis sur la chose d’autrui, il apparaît en réalité qu’il s’agit d’un droit de propriété (et qui devrait être qualifié comme tel). En effet, un droit réel qui est à la fois exclusif et perpétuel est un authentique droit de propriété, rien ne permettant de les distinguer (puisque ce droit réel a les deux caractéristiques de la propriété que sont l’exclusivité et la perpétuité). Il serait plus logique que la Cour de cassation qualifie le droit réel de jouissance exclusif, dès lors qu’il est perpétuel, de droit de propriété (ce qui ne serait pas incompatible avec la possibilité d’en limiter l’exercice au regard des règles de la copropriété).
Rappr. en ce sens, H. Périnet-Marquet (obs. ss. Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013, JCP G 2015, 546, n° 7) qui considère que le droit de jouissance exclusif sur les parties communes peut être perpétuel dans la mesure où il est l’accessoire d’une partie privative (d’un lot de copropriété) et que c’est justement parce qu’il est alors l’accessoire d’un droit de propriété perpétuel sur cette partie privative qu’il peut lui-même être perpétuel. La même analyse prévaudrait pour le droit réel de jouissance spéciale grevant la partie privative d’un autre lot, dès lors que ce droit est attaché à un lot de copropriété (et est donc accessoire à un droit de propriété perpétuel portant notamment sur la partie privative de ce lot). Le rattachement du droit réel de jouissance spéciale à un lot de copropriété justifierait, par conséquent, le caractère perpétuel de ce droit, et ce sur le fondement de l’accessoire (ce droit réel de jouissance emprunterait son caractère perpétuel à la propriété du lot dont il est l’accessoire). Il faut toutefois noter que l’atteinte à la propriété est ici bien plus importante qu’en matière de droit de jouissance exclusif sur les parties communes, en ce que le droit réel de jouissance spéciale vient grever une propriété exclusive (la partie privative), laquelle répond pleinement aux critères de l’article 544 du Code civil.
Le droit conventionnel de jouissance spéciale (grevant la partie privative d’un autre lot) constitue l’accessoire d’un lot de copropriété qui est l’objet d’un droit de propriété perpétuel. Ainsi, lorsqu’il est attaché à un lot de copropriété, le droit réel conférant la jouissance spéciale peut présenter un caractère perpétuel, car il se rattache en tant qu’accessoire à un droit de propriété perpétuel (et dont le lot est l’objet) : il peut alors lui emprunter son caractère de perpétuité.
L’arrêt du 28 janvier 2015 a une portée générale, tandis que celui du 7 juin 2018 se limite (quant à la possibilité de prévoir un droit réel perpétuel sur la chose d’autrui) aux droits réels qui portent sur des lots de copropriété.
Testez gratuitement Lextenso !