L'inopposabilité des exceptions en matière de délégation
Dans son arrêt du 7 juin 2018, largement diffusé, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a clairement consacré la double inopposabilité des exceptions en matière de délégation, qui plus est à propos d’une délégation incertaine. Cet arrêt confirme ainsi la singularité de la délégation, qui interdit au délégué d’opposer au délégataire les exceptions tirées tant de la relation délégant/délégué, que de la relation délégant/délégataire.
Cass. 3e civ., 7 juin 2018, n° 17-15981
1. Dans un arrêt du 7 juin 2018, largement diffusé, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a statué sur l’épineuse question de l’inopposabilité des exceptions en matière de délégation1. Plus précisément, elle a affirmé que le délégué ne peut opposer au délégataire aucune exception tirée de ses rapports avec le délégant ou des rapports entre le délégant et le délégataire. Ce faisant, elle a consacré la double inopposabilité des exceptions, dans les rapports délégué/délégataire, que l’ordonnance du 10 février 2016 a introduite à l’article 1336, alinéa 2, du Code civil2. L’arrêt est d’importance car s’il semblait acquis, sous la réserve de l’existence de « délégations incertaines »3, que les exceptions tirées des rapports entre délégué et délégant étaient inopposables au délégataire4, la question de l’inopposabilité des exceptions tirées,[...]
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Thibierge L., « Délégation, l’inopposabilité des exceptions en question(s) », Dr. & patr. 2014, n° 242, p. 30.
C. civ., art. 1336, al. 2 : « Le délégué ne peut, sauf stipulation contraire, opposer au délégataire aucune exception tirée de ses rapports avec le délégant ou des rapports entre ce dernier et le délégataire ». Une question se pose quant à la portée de cette double inopposabilité en matière de délégation novatoire. Faut-il considérer que l’article 1331 du Code civil, qui permet au débiteur de soulever l’exception tirée de la nullité de l’obligation éteinte par la novation, est applicable en cas de délégation novatoire ou non ? La question n’est pas nouvelle, qui se posait déjà sous l’empire des anciens textes : Terré F., Simler P. et Lequette Y., Droit civil : les obligations, 11e éd., 2013, n° 1457, qui estimaient que la nullité de l’obligation primitive empêchait la novation de produire son effet extinctif, mais laissait survivre la délégation simple, qui produisait ses effets, y compris l’inopposabilité des exceptions. Cette question n’a malheureusement pas été tranchée par la réforme du droit des contrats et la doctrine est toujours divisée. Pour un alignement des solutions relatives à la novation et à la délégation : Julienne M., Le régime général des obligations après la réforme, 2017, LGDJ, n° 350 ; Deshayes O., Genicon T. et Laithier Y.-M., Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Commentaire article par article, 2016, LexisNexis, p. 1336. Contra Chantepie G. et Latina M., Le nouveau droit des obligations. Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, 2e éd., 2018, Dalloz, p. 826, note 5.
V. infra, n° 7.
Cass. 1re civ., 26 janv. 1960 : Bull. civ. I, n° 55 – Cass. com., 22 avr. 1997, n° 95-17664 : Defrénois 15 sept. 1997, p. 1002, obs. Mazeaud D. ; JCP G 1998, II, 10050, note Lachièze C.
Cass. 1re civ., 17 mars 1992, n° 90-15707 : Bull. civ. I, n° 84 ; D. 1992, p. 481, note Aynès L. ; RTD civ. 1992, p. 765, obs. Mestre J.
Cass. com., 25 févr. 1992, n° 90-12863 : JCP G 1992, II, 21922, note Billiau M. – Cass. com., 7 déc. 2004, n° 03-13595 : Bull. civ. IV, n° 214 ; D. 2005, p. 79 ; D. 2005, p. 1424, obs. Boujeka A., Bourassin M., Claudel E. et Thullier B. ; RTD civ. 2005, p. 400, obs. Mestre J. et Fages B. ; JCP E 2005, 639, obs. Pétel P. ; Defrénois 15 avr. 2005, p. 627, obs. Savaux É. – Cass. com., 13 juin 2006, n° 05-17006.
V. en particulier, Aynès L., obs. sous Cass. 1re civ., 17 mars 1992 : D. 1992, p. 481. V. aussi Flour J., Aubert J.-L. et Savaux É., Droit civil. Les obligations. Le rapport d’obligation, t. 3, 8e éd., 2013, Sirey, nos 436 et 441. V. infra, n° 7.
François J., Traité de droit civil. Les obligations. Régime général, 4e éd., 2017, Economica, n° 638.
Par ex. : Terré F., Simler P. et Lequette Y., Droit civil : les obligations, 11e éd., 2013, n° 1439 ; aussi Flour J., Aubert J.-L. et Savaux É., Droit civil. Les obligations. Le rapport d’obligation, t. 3, 8e éd., 2013, Sirey, n° 432. Contra Billiau M., La délégation de créance. Essai d’une théorie juridique de la délégation en droit des obligations, 1989, LGDJ ; Ghestin J., Billiau M. et Loiseau G., Traité de droit civil. Le régime des créances et des dettes, 2005, LGDJ, n° 898 et s.
Si le délégué n’est pas débiteur du délégant et qu’il paye la dette de celui-ci au délégataire, il lui fait une donation indirecte. Il pourrait aussi lui faire un prêt.
Si le délégué est bien le débiteur du délégant, mais que le délégant n’est pas débiteur du délégataire, en demandant à son débiteur de payer le délégataire, le délégant fait à ce dernier une donation.
Qu’il soit, ou non, débiteur du délégant, l’engagement du délégué peut avoir pour objet de renforcer les chances de paiement du délégataire.
Chantepie G. et Latina M., Le nouveau droit des obligations. Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, 2e éd., 2018, Dalloz, n° 910. Plus nuancés : Deshayes O., Genicon T. et Laithier Y.-M., Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Commentaire article par article, 2016, LexisNexis, p. 684 et 685 ; François J., Traité de droit civil. Les obligations. Régime général, 4e éd., 2017, Economica, n° 640, qui regrette que la délégation n’ait pas été définie comme « l’opération à l’occasion de laquelle le délégué, en qualité de débiteur du délégant, accepte de s’engager à sa demande envers le délégataire ».
Capitant H., De la cause des obligations, 1923, Paris, p. 83, n° 176.
Ibid.
Après tout, on peut fort bien imaginer qu’une délégation, dont le but serait contraire à l’ordre public, soit annulée.
Capitant H., De la cause des obligations, 1923, Paris, p. 83, n° 176.
Malaurie P., Aynès L. et Stoffel-Munck P., Droit des obligations, 9e éd., 2017, n° 1468.
C. civ., art. 1336, al. 2.
Cass. com., 22 avr. 1997, n° 95-17664 : JCP G 1997, I, 10050, obs. Lachièze C.
Ibid.
Billiau M., La délégation de créance. Essai d’une théorie juridique de la délégation en droit des obligations, 1989, LGDJ, n° 321 et s.
Thibierge L., « Délégation, l’inopposabilité des exceptions en question(s) », Dr. & patr. 2014, n° 242, p. 34 : « Le propre de l’article 1165 n’est pas de faire en sorte que les contrats ne nuisent ni ne profitent aux tiers mais, plus modestement, d’interdire de créer une obligation sur la tête d’un tiers. De fait, permettre au délégué d’exciper d’une exception née dans les relations délégant-délégataire n’entretient qu’un lointain rapport avec l’effet relatif des conventions ».
Marty G., Raynaud P. et Jestaz P., Les obligations. Le régime, 2e éd., 1989, Sirey, n° 432.
Mignot M., « De la difficile qualification de la délégation », RLDC 2005/21, p. 66, qui considère que si l’obligation est nouvelle, elle n’est pas indépendante de l’obligation du délégant envers le délégataire puisque le paiement de la première entraîne l’extinction, à due concurrence, de la seconde. Et l’auteur de justifier la double inopposabilité des exceptions par le caractère abstrait, sinon de la délégation, au moins de l’obligation nouvelle.
D. 1992, p. 481, obs. Aynès L. ; Flour J., Aubert J.-L. et Savaux É., Droit civil. Les obligations. Le rapport d’obligation, t. 3, 8e éd., 2013, Sirey.
D. 1992, p. 481, obs. Aynès L.
Où l’on voit, à nouveau, la propension de la Cour de cassation à faire converger le droit applicable avant le 1er octobre 2016 vers celui applicable après cette date : Latina M., « Application de la réforme du droit des contrats dans le temps : vers la convergence des droits », Gaz. Pal. 10 oct. 2017, n° 304x6, p. 13.
Sur cette question : Deshayes O., Genicon T. et Laithier Y.-M., Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Commentaire article par article, 2016, LexisNexis, p. 685 ; Julienne M., Le régime général des obligations après la réforme, 2017, LGDJ, n° 366.
Julienne M., Le régime général des obligations après la réforme, 2017, LGDJ, n° 366.
La cession de créance de droit commun est opposable aux tiers à la date de l’acte : C. civ., art. 1323.
Au moins si l’on considère que la cession de créance de droit commun peut être réalisée à titre de garantie. Ce n’est pas totalement acquis sous l’empire des textes du Code civil actuellement en vigueur, qui sont silencieux sur ce point : Chantepie G. et Latina M., Le nouveau droit des obligations. Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, 2e éd., 2018, Dalloz, n° 861. L’avant-projet de réforme du droit des sûretés envisage de consacrer cette possibilité dans ses articles 2273 et suivants.
L. n° 75-1334, 31 déc. 1975, art. 15 : « Sont nuls et de nul effet, quelle qu'en soit la forme, les clauses, stipulations et arrangements qui auraient pour effet de faire échec aux dispositions de la présente loi ».
Constr.-Urb. 2018, comm. 105, note Sizaire C.
Il est vrai, toutefois, que la loi du 31 décembre 1975 ne renvoie pas, depuis sa modification par l’ordonnance du 10 février 2016, aux articles 1136 et suivants, mais uniquement à l’article 1338, qui a trait au régime de la délégation imparfaite. Est-ce suffisant pour écarter l’application de l’article 1336, alinéa 2, qui autorise les parties à déroger à la double inopposabilité des exceptions par des stipulations contraires ? Ce n’est pas certain. En outre, ce renvoi condamne-t-il la possibilité pour les parties d’effectuer une délégation parfaite (Cass. 3e civ., 15 déc. 1993, n° 92-10689) ? Il est possible, ici, de le penser tant le recours à une délégation parfaite semblait contraire à l’esprit de la loi de 1975, dont le but est d’offrir une garantie au sous-traitant. Or, seule la délégation imparfaite, en donnant un second débiteur au sous-traitant, a un effet de garantie : Simler P., « La délégation du maître de l'ouvrage prévue par la loi du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance », RDI 1996, p. 149.
Pour une critique renouvelée de la double opposabilité des exceptions après la réforme du droit des contrats : Julienne M., Le régime général des obligations après la réforme, 2017, LGDJ, nos 368 et s.
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