Revirement et extension du champ de la « matière contractuelle » dans les relations à trois personnes
Par deux décisions rendues, l’une en matière de sous-traitance de transport et l’autre au sujet d’une action paulienne, la Cour de justice assouplit considérablement le critère de la matière contractuelle dans le domaine du conflit de juridictions en abandonnant la nécessité d’un engagement librement assumé entre les parties au litige. Désormais, la simple circonstance que le demandeur agisse sur le fondement du contrat qu’il a conclu, même contre un tiers, suffit à entraîner une qualification contractuelle.
CJUE, 7 mars 2018, n° C274/16, C447/16 et C448/16
CJUE, 4 oct. 2018, n° C-337/17
Par deux décisions récentes, la Cour de justice de l’Union européenne vient d’opérer un très net revirement de jurisprudence en ce qui concerne la définition de la matière contractuelle dans l’hypothèse où l’action mêle contractants et tiers.
Il s’agit là d’une des difficultés récurrentes de mise en œuvre de l’article 7, § 1, du règlement Bruxelles I bis (anciennement article 5, § 1), qui a déjà suscité d’abondants commentaires.
Dans un premier temps, la Cour de justice avait décidé d’adopter une approche extrêmement stricte de la matière contractuelle, la cantonnant aux seules relations entre contractants originaires. Dans un retentissant arrêt Jakob Handte, la Cour de justice avait en effet limité la matière contractuelle à la figure de l’« engagement librement assumé d’une partie[...]
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CJCE, 17 juin 1992, Jakob Handte, n° C-26/91 : Rev. crit. DIP 1992, p. 726, note Gaudemet-Tallon H. ; JDI 1993, p. 469, obs. Bischoff J.-M. ; RTD eur. 1992, p. 709, note Vareilles-Sommières (de) P. ; JCP E 1992, 363, note Jourdain P. ; RTD civ. 1993, p. 131, obs. Jourdain P. ; JCP G 1992, II 21927, note Larroumet C. ; JCP G 1993, I 3644, n° 1, obs. Viney G.
CJCE, 27 oct. 1998, La Réunion Européenne : Rec. CJCE 1998, p. I.6511, concl. Cosmas G. ; Rev. crit. DIP 1999, p. 322, note Gaudemet-Tallon H. ; JDI 1999, p. 625, note Leclerc F. ; Europe 1998, n° 12, n° 420, note Idot L. ; DMF 1999, p. 9 et s., obs. Delebecque P.
CJUE, 28 janv. 2015, Kolassa, n° C-375/13 : D. 2015, p. 770 et s., note d’Avout L. ; Rev. crit. DIP 2015, p. 921, note Boskovic O. ; RDC 2015, p. 547, note Haftel B. ; Banque et dr. mai 2015, p. 60, obs. Tenenbaum A.
V. à cet égard les notes sous l’arrêt Jakob Handte, note n° 1.
V. en ce sens Ancel M.-É., Deumier P. et Laazouzi M., Droit des contrats internationaux, 2016, Sirey, § 111 et s.
CJUE, 7 mars 2018, nos C-274/16, C-447/16 et C-448.16 : D. 2018, p. 1366, note Dupont P. et Poissonnier G. ; RTD com. 2018, p. 518, obs. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast A. ; D. 2018, p. 1934, obs. Bollée S.
CJUE, 4 oct. 2018, Feniks, n° C-337/17.
Pt 60, souligné par nous, la terminologie est ici reprise des arrêts Engler (CJCE,20 janv. 2005, n° C-27/02 : JCP G 2005, I 183, obs. Jeuland E. ; Procédures 2005, n° 210, obs. Nourrissat C. ; Dr. et patr. 2006, n° 145, p. 110, obs. Niboyet M.-L., pt 51), Česká spořitelna (CJUE, 14 mars 2013, n° C-419/11 : D. 2013, p. 2293, obs. d’Avout L. ; D. 2014, p. 1059, obs. Jault-Seseke F. ; RTD com. 2013, p. 379, obs. Marmisse-d’Abbadie d’Arras A. ; Procédures 2013, comm. 147, obs. Nourissat C. ; RTD civ. 2013, p. 341, obs. Rémy-Corlay P., pt 47) et Kolassa (CJUE, 28 janv. 2015, Kolassa, n° C-375/13 : D. 2015, p. 770 et s., note d’Avout L. ; Rev. crit. DIP 2015, p. 921, note Boskovic O. ; RDC 2015, p. 547, note Haftel B. ; Banque et dr. mai 2015, p. 60, obs. Tenenbaum A., pt 39).
Il semble qu’il y ait là une coquille, le transporteur effectif exécute les obligations librement consenties par le contractant des passagers (et non à l’égard du contractant des passagers), comme le dit d’ailleurs la Cour elle-même au paragraphe précédent (pt 62).
V. en ce sens, par ex., Ancel B., in Rev. crit. DIP 1992, p. 714, notant que « nul n'avait songé dans l'affaire à envisager l'applicabilité de l'article 5.1 et donc nul n'a ressenti le besoin de démontrer en quoi l'action paulienne ne se rattache pas à la matière contractuelle » et justifiant cette position par l’approche personnaliste résultant de l’arrêt Jakob Handte ; v. aussi et surtout les conclusions de l’avocat général Gulmann sous l’arrêt Reichert 2 qui énonce : « Enfin, il y a lieu d’indiquer qu’il ne serait probablement ni correct ni utile de considérer que cette action est de nature contractuelle. Cela, même si la créance du créancier contre le débiteur peut avoir pour base une convention, comme tel est le cas en l’espèce, et même si la disposition attaquée consiste en un transfert d’un bien patrimonial » (Rec. CJCE 1992, p. I-02149, ECLI:EU:C:1992:78).
Ancel M.-É., Deumier P. et Laazouzi M., Droit des contrats internationaux, 2016, Sirey, § 116 et s. et 132.
V. not. Bollée S., in D. 2018, p. 1934.
Ancel M.-É., Deumier P. et Laazouzi M., Droit des contrats internationaux, 2016, Sirey, § 113.
Pretelli I., in Rev. crit. DIP 2004, p. 612.
Queguiner J.-S., « Qualification et détermination de la compétence spéciale : l’exemple de la matière contractuelle », thèse, 2012, Lyon 3, p. 721, n° 2759.
Il en ira toutefois différemment si le contrat liant le défendeur est un contrat portant sur un immeuble, lequel relève de la compétence du juge du lieu de situation de l’immeuble, compétence exclusive aux termes de l’article 24, § 1. Dans ce cas, la qualification contractuelle conduirait généralement à frustrer les attentes du demandeur. Mais cette considération, d’une part, n’apparaît pas spécialement moins favorable que le forum rei de principe, d’autre part, pourrait être vue comme la contrepartie de l’avantage substantiel accordé au demandeur, exceptionnellement autorisé à agir contre un autre que son débiteur et, de troisième part, peut se justifier par le caractère incontournable du for du situs de l’immeuble, sur lequel la décision à intervenir devra nécessairement s’exécuter. On peut toutefois considérer que cette situation plaide pour une non-qualification dans ce cas et pour le maintien des actions pauliennes, immobilières au moins, dans la « troisième voie » ne relevant que du seul forum rei.
Pt 47. Le caractère surabondant de ce motif, introduit par un « d’autant plus » semble indiquer que la qualité de professionnel du défendeur n’est pas réellement un critère de la qualification, sans que l’on puisse en être tout à fait certain.
À moins que la Cour n’ait voulu signifier que le tiers acquéreur peut raisonnablement s’attendre à être attrait dans un pays lointain où son cocontractant a contracté des dettes au moment où le créancier de son cocontractant agit par voie paulienne, le terme « lorsqu’ » dans la phrase devant alors être compris dans son sens temporel, « au moment où ». Si cette lecture reflétait la pensée de la Cour, on tomberait alors de Charybde en Scylla. Évidemment, au moment où le créancier roumain informe l’acquéreur français de l’existence – selon lui – de la fraude paulienne, l’acquéreur français peut alors fortement s’attendre à être assigné en Roumanie. Mais il ne s’agit alors plus du tout d’une prévision, qui laisserait supposer une acceptation du risque, et rendrait dès lors acceptable la règle de compétence.
C’est la même logique qui préside à l’extension des conventions d’arbitrage, v. en ce sens Cass. 1re civ., 27 mars 2007, n° 04-20842 : JDI 2007, p. 968, note Legros C. ; Rev. crit DIP 2007, p. 798, note Jault-Seseke F.
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