Les embarras de la solidarité dite « commerciale »
La solidarité commerciale est une anormalité du droit français. Alors que les textes exigent rituellement que la solidarité soit expresse, celle-là s’impose par la seule force de la situation, comme si la commercialité était dotée d’une efficacité propre. C’est précisément ce jaillissement spontané qui trouve ici ses limites, puisque la Cour dit pour droit que « la solidarité active ne se présume pas ». Affirmation brutale qui mérite que l’on tente de saisir ce qu’est la solidarité aux yeux de la Cour, afin de comprendre la dissymétrie dont elle est soudain affectée.
Cass. com., 26 sept. 2018, n° 16-28133
La question de la solidarité n’a jamais cessé d’être troublante, et particulièrement en matière commerciale où ses caractéristiques se brouillent aussitôt que l’on cherche à les identifier. D’abord, parce que l’on est dans un domaine qui résiste opiniâtrement aux dispositions légales : selon le Code civil1, la solidarité devait être prévue par la loi ou stipulée par les parties, sans que le Code de commerce ait pour autant posé quelque affirmation d’ordre général pour les matières le concernant2. Or la solidarité commerciale est d’existence certaine, étant reconnue par quelques arrêts anciens à la façon d’un « usage antérieur à la rédaction du Code de commerce et maintenu depuis »3 : c’est cet usage qui vient forcer le silence des textes, civils ou commerciaux.[...]
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C. civ., art. 1202 anc. : « La solidarité ne se présume pas ; il faut qu’elle soit expressément stipulée. Cette règle ne cesse que dans les cas où la solidarité a lieu de plein droit, en vertu d’une disposition de la loi ». C. civ., art. 1310 nouv. : « la solidarité est légale ou conventionnelle ; elle ne se présume pas ».
Lors des travaux préparatoires du Code civil, le conseiller Bégouen s’opposa aux dispositions trop rigides de l’ancien article 1202, au motif qu’« indépendamment des cas de solidarité conventionnelle et légale dont parle cet article, il existe dans le commerce une solidarité de fait qui s’établit de plein droit entre les négociants qui font un achat en commun ». D’accord sur le fait, Bigot-Préameneu en renvoya la mention à un article général sur les usages du commerce – qui ne figure ni au Code civil ni au Code de commerce (Fenet P.-A., Travaux préparatoires du Code civil, t. 13, p. 71). C’est ainsi que cette solidarité s’est longtemps appuyée sur deux situations particulières, qui entraînaient une manière de principe : celle des signataires de la lettre de change et celle des associés en nom collectif.
V. par exemple Cass. req., 20 oct. 1920 : D. 1920, 1, p. 161, note P. M. ; S. 1922, 1, p. 201, note Hamel J. – Cass. req., 13 janv. 1926 : DH 1926, p. 67. On retrouve un dernier écho de la formule au milieu du XXe siècle : Cass. civ., 7 janv. 1946 : D. 1946, p. 132.
Cass. com., 16 janv. 1990, n° 88-16265, D : JCP G 1991, II 748, note Hannoun C.
Un arrêt de 1914 a été interprété en ce sens, dont le sommaire énonce : « la condamnation solidaire d’un débiteur envers plusieurs créanciers n’est pas légalement justifiée lorsqu’il n’est pas constaté par l’arrêt que la solidarité entre les débiteurs a été expressément stipulée par un titre » (Cass. civ., 15 juin 1914 : DP 1916, 1, p. 88). Un autre va dans le même sens, où un fonds de commerce était vendu par des parties plurales, vendeurs comme acheteurs s’engageant solidairement. La Cour rejette pourtant la solidarité active, au motif que « le titre donnait expressément à chacun des créanciers le droit de demander le paiement du total de la créance » – ce qui suppose une acception bien restrictive du phénomène (Cass. 1re civ., 27 avr. 2004, n° 02-10347 : Bull. civ. I, n° 121, p. 99 ; N3C juill. 2004, § 107, p. 22, obs. Leveneur L.).
Un arrêt récent est plus troublant, qui pourrait être vu dans le prolongement : Cass. com., 14 mars 2000, n° 97-16905, D, où la Cour avait considéré comme des « motifs impropres à caractériser la solidarité active » le constat de la cour d’appel qu’« il n’y avait qu’un créancier “X, bloc indivisible formé de trois sociétés”, qu’il convient, en outre, d’observer que dans le reste de l’acte, la CIB s’engage uniquement envers X, qu’il s’en déduit une volonté de solidarité active renforcée par la qualité professionnelle des parties et surtout de la caution ».
Sinon par le fait que la loi stipule fort rarement la solidarité active – si l’on excepte le cas des porteurs d’obligations après la loi du 16 juillet 1934 –, et que l’on ne lui connaît guère d’autre application notable que la pratique bancaire du compte joint, qui est de nature conventionnelle.
Cet effet dit secondaire est d’ailleurs expressément prévu par la loi. L’article 1312 du Code civil énonce : « tout acte qui interrompt ou suspend la prescription à l’égard de l’un des créanciers solidaires, profite aux autres créanciers ». L’ancien article 1199 énonçait la même formule, mais ne précisait pas que cela valait aussi bien pour la suspension.
Derrida F., « De la solidarité commerciale », RTD com. 1953, p. 329.
Derrida F., « De la solidarité commerciale », RTD com. 1953, p. 346, nos 19 et s.
Derrida F., « De la solidarité commerciale », RTD com. 1953, p. 351, n° 23.
V. l’étude approfondie de Dondero B., « La présomption de solidarité en matière commerciale : une rigueur à modérer », D. 2009, p. 1097.
Cass. req., 20 oct. 1920 : S. 1922, 1, p. 201, note Hamel J. ; D. 1920, 1, p. 161, note P. M.
C’est dans C. civ., art. 1318 nouv. que réside un effet de sûreté, qui a toujours été reconnu. La formulation de l’ancien article 1216 était bien plus expressive en raison du terme qui l’achevait : « si l’affaire pour laquelle la dette a été contractée solidairement ne concernait que l’un des coobligés solidaires, celui-ci serait tenu de toute la dette vis-à-vis des autres codébiteurs, qui ne seraient considérés par rapport à lui que comme ses cautions ».
Il importe à cet égard d’évoquer cet arrêt inattendu, où la Cour de cassation a dû rappeler qu’il n’y avait pas de solidarité entre crédit-bailleur et crédit-preneur d’un navire, faute d’une « opération commerciale qui leur soit commune » (Cass. com., 5 juin 2012, n° 09-14501 : Bull. civ. IV, n° 115 ; D. 2012, p. 2580, note Hontebeyrie A.).
Planiol M., Traité élémentaire de droit civil, 9e éd., 1923, t. 2, LGDJ, n° 725, p. 235.
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