Les errements de la théorie du démembrement de propriété et la durée de l'usufruit
La constitution d’usufruit donne lieu à des droits d’enregistrement et à une taxe de publicité foncière. L’assiette d’imposition est déterminée conformément aux dispositions de l’article 669 du Code général des impôts (CGI). Ce texte distingue deux méthodes de calcul suivant que l’usufruit est viager ou consenti pour une durée déterminée. Lorsque l’usufruit est concédé au profit d’une personne morale, mais indexé sur la durée de vie d’une personne physique, la Cour de cassation considère que l’usufruit est viager.
Cass. com., 26 sept. 2018, n° 16-26503
Quelle est la durée d’un usufruit constitué au profit d’une personne morale ? Peut-il être viager s’il est indexé sur la durée de vie d’une personne physique ? C’est à cette question que la chambre commerciale de la Cour de cassation devait répondre dans l’arrêt rendu le 26 septembre 2018. De manière pour le moins contestable, elle a décidé que l’usufruit concédé à une personne morale est viager dès lors qu’il est stipulé que cet usufruit a vocation à s’éteindre au décès d’une personne physique.
En l’espèce, une société acquiert d’une autre société l’usufruit d’un ensemble immobilier. Bien que l’usufruit soit consenti à une personne morale, il est prévu que cet usufruit doit s’éteindre au décès d’une personne physique déterminée dans l’acte constitutif de l’usufruit. Le conservateur des[...]
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Pour une démonstration récente et convaincante, v. Laurent J., La propriété des droits, t. 537, 2012, LGDJ, préf. Revet T.
Pour quelques exemples d’arrêts récents rendus en matière de copropriété, voir Cass. 3e civ., 11 mars 2014, n° 12-29734 : RTD civ. 2014, p. 907, obs. Dross W. – Cass. 3e civ., 11 janv. 1989, n° 87-13605 : RTD civ. 1990, p. 310, obs. Zenati F. – Cass. 3e civ., 10 janv. 1984, n° 82-13418 : D. 1985, p. 335, note Aubert J.-L. ; RTD civ. 1985, p. 741, obs. Giverdon C. La règle ne s’applique pas seulement aux servitudes, mais s’étend à tous les droits réels sur la chose d’autrui. − V. en ce sens dernièrement Danos F., obs. sous Cass. 3e civ., 8 sept. 2016, n° 15-20371 : RDC 2017, n° 113y2, p. 130 − Pellet S., obs. sous Cass. 3e civ., 17 déc. 2013, n° 12-15453 : RDC 2014, n° 110t7, p. 425.
Le droit positif permet de nourrir l’impossibilité de conférer un droit exclusif sur le bien à un non-propriétaire. En matière d’usufruit d’un portefeuille de valeurs mobilières, la Cour de cassation a décidé, à la fin des années 1990, que l’usufruitier avait l’obligation de fournir toutes les informations nécessaires au propriétaire sur la consistance et la valeur du portefeuille (Cass. 1re civ., 12 nov. 1998, n° 96-18041 : Bull. civ. I, n°315 ; D. 1999, p. 167, note Aynès L. ; D. 1999, p. 633, note Fiorina D. ; Dr. & patr. 1999, p. 34, n° 71, note Sauvage F. ; JCP G 1999, p. 336, note Piédelièvre S. ; JCP G 1999, p. 120, obs. Périnet-Marquet H. ; JCP E 1999, p. 426, note Rouxel S. ; JCP N 1999, p. 1352, note Fruleux F. ; JCP N 1999, p. 351, obs. Hovasse H. ; RTD civ. 1999, p. 422, obs. Zénati F.). La doctrine admet cette obligation de longue date et bien au-delà de l’hypothèse de l’usufruit d’un portefeuille de valeurs mobilières. Proudhon, dans son traité de l’usufruit en faisait déjà mention, quel que soit le bien en cause et le justifiait en indiquant que « le propriétaire a le droit de veiller à la conservation des choses sujettes à l’usufruit, et de prendre immédiatement lui-même toutes les précautions nécessaires pour arriver à cette fin, parce que le droit de conservation dérive nécessairement de celui de propriété » (Prouhdon, Traité des droits d’usufruit, d’usage, d’habitation et de superficie, t. 2, 1823, Doullier imprimeur de la faculté de droit de Dijon, n° 873. V. égal. Malaurie P. et Aynès L., Droit civil – Les biens, 4e éd., 2010, Defrénois, n° 831 ; Bergel J.-L. et a., Les biens, Traité de droit civil, 2e éd., 2010, LGDJ, n° 268 ; Terré F. et Simler P., Droit civil, Les biens, 9e éd., 2014, n° 833 ; Rieg A., « Usufruit », Rép. civ. Dalloz 1990, n° 427 et 428 ; Zénati F., « Usufruit des droits sociaux », Rép. sociétés Dalloz 2003, n° 422 ; Zénati F., obs. sous Cass. 1re civ., 4 avr. 1991, n° 89-17351 : RTD civ. 1994, p. 387 ; Lécuyer H., « Usufruit et portefeuille de valeurs mobilières », Dr. & patr. 2005, p. 57, spéc. p. 59, n° 137).
La formule est empruntée au professeur Libchaber. Libchaber R., « La recodification du droit des biens », in Le Code civil 1804-2004, livre du bicentenaire, 2004, Dalloz-Litec, p. 297, n° 13 : « personnels ou réels, ils [les droits] sont taillés sur un même patron ». Dans le même sens, v. not. Domat J., Lois civiles, partie I, livre I, titre XI section IV et V, 1689, ou plus récemment, Demogue R., Les notions fondamentales du droit privé, 1911, Paris, p. 424. Selon l’auteur il n’y a pas de différence entre les droits réels et les droits personnels : « les uns comme les autres s’analysent en des obligations » ; Ginossar S., Droit réel, propriété et créance, 1960, LGDJ, n° 45 et s. ; Zénati Castaing F. et Revet T., Droit civil, Les biens, 3e éd., 2008, PUF, Droit fondamental, n° 290 et s. La doctrine majoritaire demeure toutefois attachée à l’idée que les droits réels sont des droits directs et immédiats sur la chose de telle manière que le titulaire d’un tel droit n’a besoin de personne pour accéder aux services de cette chose. V. en ce sens, à propos de l’archétype des droits réels sur la chose d’autrui, l’usufruit, Carbonnier J., Droit civil, Les biens, t. 3, 19e éd., 2000, PUF, n° 104 : l’auteur indique que l’usufruit est volontiers réduit « à un droit d’ignorance réciproque » entre le nu-propriétaire et l’usufruitier. V. égal. Baudry-Lacantinerie G., Précis de droit civil, t. 1, 11e éd., 1912, Recueil Sirey, n° 1516 ; Josserand L., Cours de droit civil positif français, t. 1, 3e éd., 1938, Recueil Sirey, n° 1857 : « l’usufruit vit d’une vie propre ; en principe, les deux droits propriété et usufruit sont indépendants ». Terré F. et Simler P., Droit civil, Les biens, 8e éd, 2010, Dalloz, n° 805 : « l’usufruitier et le nu-propriétaire sont traités comme les titulaires de deux droits réels ayant la même assiette, mais différents dans leur nature et indépendants dans leur régime. Entre eux n’existent, en principe, ni rapports obligatoires, ni communauté d’intérêts » ; Malaurie P. et Aynès L., Droit civil – Les biens, 4e éd., 2010, Defrénois, n° 831 ; Atias C., Droit civil – Les biens, 11e éd., 2011, Litec, nos 217 et 218 ; Mathieu-Izorche M.-L., Droit civil-Les biens, 2e éd., 2010, Sirey Université, n° 555 et n° 606.
C. civ., art. 599. L’objet de l’obligation du nu-propriétaire a été vigoureusement débattu au cours du XIXe siècle. Sur ce débat, v. Derruppé J., La nature juridique du droit du preneur à bail et la distinction des droits réels et des droits de créance, 1951, Dalloz, préf. Maury J., n° 127, et les nombreuses références citées. La jurisprudence a fini par trancher dans un arrêt concernant, comme celui de l’espèce, les grosses réparations. En considérant que le propriétaire n’était tenu que d’une obligation de ne pas faire. V. ainsi Cass. req., 10 déc. 1900 : DP 1901, I, p. 209, note Guénée L. ; Terré F. et Lequette Y., Les grand arrêts de la jurisprudence civile, t. 1, 12e éd., 2007, Dalloz, n° 75 : « de l’article 605 du Code civil, combiné avec les articles 600 et 607 du même code, il résulte que la loi n’autorise pas l’usufruitier à agir contre le nu-propriétaire pour le contraindre à exécuter les grosses réparations nécessaires à la conservation de l’immeuble soumis à l’usufruit ; que cette solution résulte, d’ailleurs, de la nature même de l’usufruit qui n’impose au nu-propriétaire aucune obligation positive, mais le force seulement à souffrir sur le fonds l’exercice du droit de l’usufruitier. »
Voir Cass. 3e civ., 7 mars 2007, n° 06-12568 : JCP G 2007, p. 19, n° 31, obs. Caussain J.-J. et a. ; D. 2007, p. 2084, n° 29, note Julienne F. ; JCP N 2007, p. 23, n° 29, note Hovasse H. ; AJDI 2007, p. 499, n° 6, note Rouquet Y. Cette décision rappelle au visa de l’article 619 du Code civil que l’usufruit d’un bien ne peut être accordé à une personne morale pour une période supérieure à 30 ans et décide que la règle est d’ordre public.
V. note 6.
Selon les termes de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 13 septembre 2016 dans l’affaire : « il ne saurait être déduit de l’article 619 du Code civil qui prévoit que l’usufruit entre personnes morales ne dure que 30 ans, que l’usufruit cédé en l’espèce doive être considéré comme d’une durée de 30 ans ; que le fait que cet usufruit doive s’éteindre au-delà de cette durée n’a pour la question de l’espèce aucune portée ».
V. en ce sens Carbonnier J., Droit civil, vol. II, 2004, PUF, n° 758 : « …il faut bien voir quelle est la portée d’une cession d’usufruit. L’acquéreur devient usufruitier à son tour, il a l’usus et le fructus en vertu d’un droit réel sur la chose. Mais il n’a pas un usufruit indépendant, renouvelé en sa personne ; son usufruit continue à être indissolublement relié à la personne de l’usufruitier originaire, et s’éteindra au décès de celui-ci (…). Conformément au principe de conservation des droits transmis, le cessionnaire a tous les droits du cédant, mais il n’a que ces droits ». ; Aulagnier J., Usufruit et nue-propriété dans la gestion de patrimoine, 1994, Maxima, p. 47-48 : « [l’usufruit] peut évidemment être cédé entre vifs à titre gratuit ou à titre onéreux, mais le cessionnaire n’acquiert le droit que dans l’état où il se trouve le jour de la cession. La durée de l’usufruit reste limitée à la durée de vie du cédant et non à celle du cessionnaire (…) L’usufruit reste viager sur la tête du donateur ».
Revet T. note sous Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013, JCP G 2015, p. 252.
Sur l’impossibilité d’attribuer des droits réels sur la chose d’autrui perpétuels, v. not. Marquis de Vareilles-Sommières, « La définition et la notion juridique de la propriété », RTD civ. 1905, p. 443, spéc. n° 23 : « la perpétuité est de l’essence de la propriété, car le droit aux seuls services temporaires de la chose n’est qu’un droit à un groupe de services déterminés, fermés, un droit à une partie des services de la chose : or la propriété, par définition, est le droit à la généralité des services de la chose, le droit ou l’arrière-droit à tous les services de la chose ». V. aussi Zénati-Castaing F. et Revet T., Droit civil, Les biens, 3e éd., 2008, PUF, Droit fondamental, n° 301 : « lorsqu’un bien est grevé d’un droit réel, la propriété s’en trouve affectée (…) Le propriétaire ne peut opposer son pouvoir de manière absolue, puisqu’il doit tolérer l’existence d’un droit réel. Le caractère absolu de la propriété serait remis en cause si cette relativisation des prérogatives du propriétaire n’était pas temporaire. Dès lors que le titulaire d’un droit réel peut utiliser la chose et en tirer profit aussi durablement que le propriétaire, plus rien ne l’empêche de se dire lui-même propriétaire, encore que ses prérogatives soient différentes de celles d’un propriétaire. (…) La nature du régime actuel des biens commande donc que les droits réels soient temporaires ». Adde Danos F., Propriété, possession et opposabilité, 2007, Economica, préf. Aynès L., n° 36 : « la propriété ne peut s’accommoder de la coexistence d’un droit de jouissance perpétuel de tout ou partie des utilités de la chose qui priverait le propriétaire de sa vocation à jouir au moins potentiellement de l’intégralité des utilités de cette chose ». L’immense majorité des auteurs considère que cette règle est d’ordre public. Ainsi peut-on lire : « l’usufruit, droit nécessairement temporaire, finit normalement à son terme (Terré F. et Simler P., Droit civil, Les biens, 9e éd, 2014, Dalloz, n° 838) ou encore « les droits réels n’ont pas vocation à se perpétuer (...). Il y a là une exigence liée au caractère dérogatoire de l’institution (Zénati-Castaing F. et Revet T., Droit civil, Les biens, 3e éd., 2008, PUF, Droit fondamental, n° 304). Dans le même sens, voir Malaurie P. et Aynès L., Droit civil – Les biens, 4e éd., 2010, Defrénois, n° 833 ; Larroumet C., Les biens, droits réels principaux, t. 2, 5e éd, 2006, Economica, Droit civil, n° 460 et 499. Tous ces écrits font écho à la pensée de Tronchet qui au lendemain de la Révolution écrivait qu’un droit de jouissance séparé de la propriété à perpétuité est « une idée sauvage et peu conciliable avec les notions communes », cité par Pfister L., « Les particuliers peuvent-ils au gré de leur volonté créer des droits réels ? Retour sur la controverse doctrinale au XIXe siècle », RDC 2013, p. 1261, n° 12.
Rappr. Revet T. note sous Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013 : JCP G 2015, p. 252.
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