Responsabilité contractuelle et rupture brutale d'une relation commerciale : de l'art de cumuler malgré le principe du « non-cumul »
Le principe de non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle interdit seulement au créancier d’une obligation contractuelle de se prévaloir, contre le débiteur de cette obligation, des règles de la responsabilité délictuelle et n’interdit pas la présentation d’une demande distincte, fondée sur l’article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce, qui tend à la réparation d’un préjudice résultant non pas d’un manquement contractuel mais de la rupture brutale d’une relation commerciale établie.
Cass. com., 24 oct. 2018, n° 17-25672
À l’heure où l’avenir de la règle du « non-cumul » des responsabilités contractuelle et extracontractuelle est incertain1, la Cour de cassation vient de rendre un arrêt qui illustre tant ses difficultés d’application que ses limites actuelles. On aurait pu penser que tout avait déjà été écrit au sujet de l’articulation entre les deux ordres de responsabilité2. Or, l’arrêt de la chambre commerciale en date du 24 octobre 2018 consacre une solution inattendue en admettant qu’une partie contractante puisse dans le même temps présenter une demande tendant à la réparation du dommage causé par un manquement contractuel et se prévaloir de la responsabilité pour rupture abusive de la relation commerciale. Disons-le d’emblée, la solution, bien que fondée sur une conception rigoureuse de la règle du « non-cumul », surprend par son caractère[...]
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Projet de réforme de la responsabilité civile, 13 mars 2017, art. 1233 et 1233-1 ; sur ces dispositions, v. en dernier lieu Chénedé F., « Responsabilité contractuelle et responsabilité extracontractuelle : une summa divisio ? », in Mallet-Bricoud B. (dir.), Vers une réforme de la responsabilité civile française, 2018, Dalloz, p. 31 et s.
Pour une synthèse de la question, v. en dernier lieu Le Tourneau P., Droit de la responsabilité et des contrats, 11e éd., 2017, Dalloz, nos 3213.300 et s. (avec de nombreuses références).
T. com. Paris, 8 sept. 2014, n° 2013026152.
CA Paris, 22 juin 2017, n° 14/26121.
Ibid.
Ibid.
Alors que le premier moyen du pourvoi concernait l’interprétation de la règle du « non-cumul », le second portait sur la violation du principe de non-discrimination à raison des opinions politiques. Ce dernier ne fut pas retenu, la cour d’appel ayant décidé que « le motif d’exclusion de [l’éditeur] n’était pas fondé sur ses opinions, au demeurant non politiques, mais sur leur mode d’expression, considéré par [l’association] comme agressif et vindicatif ».
V. les références rapportées par Buy F., « Responsabilité contractuelle et responsabilité pour rupture brutale d’une relation commerciale : la Cour de cassation valide le cumul », D. 2018, p. 2396, note 3.
Cass. com., 6 févr. 2007, n° 04-13178 : JCP G 2007, II 10108, note Marmoz F. ; RDC juill. 2007, p. 731, note Borghetti J.-S. ; RTD civ. 2007, p. 343, obs. Mestre J. et Fages B., et RTD com. 2008, p. 210, obs. Delebecque P. – v. également Cass. com., 13 janv. 2009, n° 08-13971 : RDC juill. 2009, p. 1016, note Mazeaud D.
Cass. 2e civ., 6 oct. 2005, n° 03-20187 : D. 2005, jur. p. 2677, obs. Chevrier E. ; Contr. conc. consom. 2006, comm. 34 (application de l’article CPC, art. 46, al. 3).
V. not. Rochfeld J., « Nouvelles régulations économiques et droit commun des contrats », RTD civ. 2001, p. 671, spéc. p. 675 et Chagny M., Droit de la concurrence et droit commun des obligations, thèse Paris 1, 2004, Dalloz, nos 302 et s. ; v. aussi déjà Boutard-Labarde M.-C. et Canivet G., Droit français de la concurrence, 1994, LGDJ, n° 450 (« l’action ouverte par l’article 36 de l’ordonnance [du 1er décembre 1986] a un fondement quasi délictuel »).
Borghetti J.-S., RDC 2007, p. 731.
Mestre J. et Fages B., RTD civ. 2007, p. 343.
Stoffel-Munck P., L’abus dans le contrat. Essai d’une théorie, thèse Aix-Marseille 3, 2000, LGDJ, n° 272 ; en ce sens aussi Marmoz F., JCP G 2007, II 10108 ; Borghetti J.-S., RDC 2007, p. 731 ; v. également Viney G., Introduction à la responsabilité, 3e éd., 2006, LGDJ, nos 186 in fine et 194 (l’auteur apporte également des éléments de droit comparé).
Cass. com., 7 févr. 2018, n° 16-20532 : D. 2018, p. 537, note Mazeaud D. ; RDC 2018, n° 115c8, p. 196, note Knetsch J. (« en cas de résolution d’un contrat pour inexécution, les clauses limitatives de réparation des conséquences de cette inexécution demeurent applicables »).
Citons à ce titre la jurisprudence de la Cour de cassation en matière d’ensembles contractuels et la figure de « l’action nécessairement contractuelle » dans les chaînes de contrats translatifs de propriété. Sur ce point, v. la synthèse récente de Terré F., Simler P., Lequette Y. et Chénedé F., Droit civil. Les obligations, 12e éd., 2019, Dalloz, nos 690 et s.
Cass. com., 20 sept. 2017, n° 16-14812 : RDC mars 2018, n° 114y7, p. 114, note Tenenbaum A. ; Rev. crit. DIP 2018, p. 126, note Bureau D. ; JCP E 2018, 1190, note De Lammerville D. et Marion L. – v. également CJUE, 14 sept. 2017, nos C-168/16 et C-169/16. Cette solution ne vaut cependant que pour autant qu’il existait une relation contractuelle, fût-elle tacite, entre les parties.
Le pourvoi parle à ce propos du « courant d’affaires » qui lie les parties « au sens économique du terme ». Rappr. Borghetti J.-S., RDC juill. 2007, p. 731 (l’auteur reprend l’expression de « situation contractuelle », utilisée par la cour d’appel, laquelle peut « déborder le ou les contrats qui lui ont donné naissance »).
Delebecque P., RTD com. 2008, p. 210.
V. not. l’étude de Leturmy L., « La responsabilité délictuelle du contractant », RTD civ. 1998, p. 839 (l’auteur n’évoque pas la responsabilité du fait de la rupture abusive d’une relation commerciale établie).
Boucard H., v° Responsabilité contractuelle, Rép. civ. Dalloz, 2018, n° 52 ; rappr. de manière plus nuancée Le Tourneau P., Droit de la responsabilité et des contrats, 11e éd., 2017, Dalloz, n° 3213.334.
Cass. civ., 7 nov. 1961, n° 60-10459 : D. 1962, jur. p. 146, note Esmein P. ; RTD civ. 1962, p. 307, obs. Tunc A. Constatant cependant un glissement vers une formule plus ouverte, Boucard H., v° Responsabilité contractuelle, Rép. civ. Dalloz, 2018, n° 53 (avec des références).
Boucard H., v° Responsabilité contractuelle, Rép. civ. Dalloz, 2018, n° 52. Pour une illustration récente, v. Cass. com., 8 juill. 2014, n° 13-11208 (violation d’une clause de non-concurrence, concurrence déloyale et parasitisme).
CA Paris, 22 juin 2017, n° 14/26121.
Ce qui est lié à la nature extrapatrimoniale de certains préjudices liés aux circonstances d’une inexécution contractuelle ou de la rupture d’une relation commerciale ; v. Le Tourneau P., Droit de la responsabilité et des contrats, 11e éd., 2017, Dalloz, n° 2213.110 in fine.
En ce sens aussi Buy F., « Responsabilité contractuelle et responsabilité pour rupture brutale d’une relation commerciale : la Cour de cassation valide le cumul », D. 2018, p. 2396 (« dans le présent cas, l’autonomie de la faute délictuelle était impossible : celle-ci était tributaire de la violation du contrat »).
Borghetti J.-S., RDC 2007, p. 731.
V. les arrêts rapportés par Le Tourneau P., Droit de la responsabilité et des contrats, 11e éd., 2017, Dalloz, n° 2213.110 (note 4). V. également Stoffel-Munck P., L’abus dans le contrat. Essai d’une théorie, thèse Aix-Marseille 3, 2000, LGDJ, n° 307.
Le choix d’une stratégie doit également tenir compte d’un élément de complexité qui tient aux règles de compétence en la matière. Sur les articles L. 442-6, III, alinéa 5, et D. 442-3 du Code de commerce qui réservent à certaines juridictions seulement la compétence territoriale pour les litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du Code de commerce, v. Mouly-Guillemaud C., « Fondement contractuel ou délictuel de l’indemnisation de la rupture d’une relation contractuelle : quelle stratégie à adopter ? », RLDC 2015/127, p. 8.
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Plan
- 1Responsabilité contractuelle et rupture brutale d’une relation commerciale : de l’art de cumuler malgré le principe du « non-cumul »
- 1.1I – La rupture brutale d’une relation commerciale établie, fait générateur distinct du manquement contractuel
- 1.2II – La compatibilité entre le principe du « non-cumul » et la présentation de deux demandes d’indemnisation distinctes
- 1.3III – Le cumul de deux indemnités pour un même dommage causé par un fait générateur unique ?