La réparation sans perte, ni profit selon la Cour de cassation ou l'art de transformer une maxime en instrument de contrôle
Sous la forme d’un panorama de la jurisprudence récente de la Cour de cassation en droit de la responsabilité civile (mars 2016 – décembre 2018), la présente contribution cherche à mettre en lumière la manière dont le juge du droit a transformé le principe de la réparation intégrale sans perte, ni profit, en un instrument de contrôle de l’évaluation des dommages et intérêts par les juridictions du fond.
1. La réforme du droit de la responsabilité civile, annoncée pour la fin de l’année 2019, viendra-t-elle restreindre les juges du fond dans leur libre appréciation de la mesure des dommages et intérêts… ou ont-ils d’ores et déjà perdu une part de cette liberté ? Le projet de réforme rendu public le 13 mars 2017 semble encadrer beaucoup plus strictement que le droit positif l’évaluation des dommages et intérêts. C’est évident pour le dommage corporel, pour lequel sont attendues non seulement l’officialisation de la nomenclature Dintilhac1, mais également une consécration des « barèmes »2 aujourd’hui tabous3. Le dommage matériel (ou plus exactement l’atteinte aux biens) fait aussi l’objet d’un encadrement dans le projet4, plus discret peut-être mais présent. Il n’est pas[...]
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Projet de réforme du droit de la responsabilité civile, 13 mars 2017, présenté par Urvoas J.-J., spéc. art. 1269, qui vise « une nomenclature non limitative des postes de préjudices fixée par décret en Conseil d’État » dont nul ne doute qu’elle s’appuiera sur le rapport Dintilhac (v. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/064000217.pdf).
Projet de réforme du droit de la responsabilité civile, 13 mars 2017, présenté par Urvoas J.-J., spéc. art. 1270 (« barème médical unique, indicatif » pour le déficit fonctionnel après consolidation) et art. 1271 (« référentiel indicatif d’indemnisation » pour d’autres postes de préjudices extrapatrimoniaux).
V. infra, note 43 pour une illustration du rejet (officiel) des barèmes en droit positif.
Projet de réforme du droit de la responsabilité civile, 13 mars 2017, présenté par Urvoas J.-J., spéc. art. 1278.
Si tant est que l’on puisse les désigner ainsi tant qu’elles restent « indicatives », comme ce sera le cas des barèmes, v. supra, note 2.
Selon la problématique du colloque organisé par le Conseil national des barreaux en 2009 : « États généraux du dommage corporel. Réparation intégrale : mythe ou réalité ? », v. la publication des actes à la Gaz. Pal. 9 et 10 avr. 2010, n° 99-100.
Brun P., « Synthèse des travaux de la matinée », acte du colloque cité à la note 6, Gaz. Pal. 10 avr. 2010, n° I1230, p. 31, qualifiant la maxime de « slogan » qui ne cesse d’être affirmé et réaffirmé « de manière peut-être un peu suspecte ».
Leduc F., « La réparation intégrale du dommage », in Dubuisson B. et Jourdain P. (dir.), Le dommage et sa réparation dans la responsabilité contractuelle et extracontractuelle. Études de droit comparé, 2015, Bruylant, spéc. p. 402 : « Si on la conçoit comme une stricte équivalence mathématique entre la réparation et le dommage, la réparation intégrale n’est évidemment qu’un mythe mais si l’on veut bien, plus modestement, admettre qu’elle n’est qu’un objectif vers lequel il faut tendre, tout en sachant que, le plus souvent, on ne parviendra pas à l’atteindre pleinement, alors la réparation intégrale représente bel et bien une réalité du droit positif. »
Dans la suite de nos propos, et notamment dans les titres, il sera par commodité de langage fait référence à « la cour d’appel » afin de rester au plus près de la terminologie employée dans les arrêts, sans tenir compte des cas (de plus en plus résiduels depuis la disparition des tribunaux de proximité) dans lesquels la Cour de cassation est saisie d’un pourvoi contestant une décision rendue en premier et dernier ressort.
La stérilité est le dommage corporel le plus souvent mis en avant par les victimes du DES mais l’exposition à la molécule accroît également le risque de cancer du vagin et de l’utérus.
Ce qui a donné lieu à un célèbre renversement judiciaire de la charge de la preuve, v. Cass. 1re civ., 28 janv. 2010, n° 08-18837.
V. par ex. les arrêts d’appel ayant donné lieu à cassation dans les arrêts cités infra, aux notes 13 et 14.
Il est en effet de jurisprudence constante que lorsque la victime fonde une famille, elle ne subit pas de préjudice d’établissement, quoique cet enfant ne fût pas « de son sang ». Admettre le contraire serait établir une hiérarchie insoutenable entre les familles biologiques et adoptives, les premières relevant de la normalité et les secondes du hors norme.
V. aussi dans le même sens l’arrêt Cass. 1re civ., 28 nov. 2018, n° 17-26279.
Le moyen annexé souligne d’ailleurs que « la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable », ce qui fait sourire à l’heure où est discutée l’introduction d’un devoir de modération du dommage (mitigation) : v. projet de réforme du droit de la responsabilité civile, 13 mars 2017, présenté par Urvoas J.-J., spéc. art. 1263.
Le comportement de la victime ne peut justifier une limitation de son droit à réparation que s’il lui est imputable à faute, et l’on ne saurait considérer comme une faute le désir d’enfant.
Cass. 2e civ., 13 déc. 2018, n° 17-28716 ; Cass. 2e civ., 13 déc. 2018, n° 18-10276.
Selon la formule consacrée par Cass. 2e civ., 22 févr. 1995, n° 93-12644 : « l’état végétatif d’une personne humaine n’excluant aucun chef d’indemnisation, son préjudice doit être réparé dans tous ses éléments ».
Le raisonnement est d’ailleurs transposable au préjudice d’angoisse de mort imminente, qui suppose lui aussi une conscience de la victime, ainsi que l’a rappelé la Cour de cassation récemment, v. Cass. 2e civ., 23 nov. 2017, n° 16-13948.
Cass. 2e civ., 3 mars 2015, n° 14-10097, sur lequel v. aussi supra, n° 9.
Cass. 2e civ., 2 févr. 2017, n° 16-11411, sur lequel v. aussi supra, n° 10.
V. les moyens joints au pourvoi.
Sur la multiplication des préjudices, v. not. Knetsch J., « La désintégration du préjudice moral », D. 2015, p. 443.
Le principe de réparation intégrale « sans perte ni profit » ne ferme pas la porte à la critique inverse, selon laquelle le mode de calcul choisi appauvrirait la victime, mais les arrêts récents que nous avons pu relever censuraient tous l’enrichissement de la victime et non son appauvrissement.
Comme le relève à juste titre Suzanne Carval dans sa note, il en aurait été différemment si les dommages et intérêts dus à raison de la contrefaçon avaient d’ores et déjà intégré le profit illicite, comme cela est désormais possible avec la loi n° 2007-1544 du 29 octobre 2007, car alors le dommage consistant dans le versement de ces dommages et intérêts n’aurait laissé subsister aucun profit chez la « victime », v. Carval S., D. 2016, p. 2061.
V. par ex. Cass. 2e civ., 22 nov. 2012, n° 11-25988, D, qui casse l’arrêt d’appel qui avait énoncé « qu’il convient de rester dans les limites de certains barèmes car toute indemnisation a ses limites, en tenant compte, à la fois, des circonstances particulières de la disparition de M. X et des barèmes existants » au motif « qu’en statuant ainsi par référence à des barèmes, sans procéder à l’évaluation du dommage en fonction des seules circonstances de la cause, la cour d’appel a violé le texte et le principe susvisés ».
À ce titre, on peut saluer l’article 1262, alinéa 4, du projet de réforme du droit de la responsabilité civile du 13 mars 2017, qui dispose que « chacun des chefs de préjudice est évalué distinctement ».
Pour une illustration, v. Cass. crim., 6 févr. 2001, n° 00-81526 : Bull. crim., n° 32, p. 85, où la Cour de cassation, se retranchant derrière ce pouvoir souverain d’appréciation, balaie d’un revers de main le moyen selon lequel la somme forfaitaire (et ronde : 100 000 francs) octroyée à titre d’indemnisation constituait en fait « une véritable peine privée en dehors des règles gouvernant la responsabilité civile ».
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Plan
- 1L’évaluation des dommages et intérêts : question de fait ou question de droit ?
- 1.1La mesure des dommages et intérêts : question de fait ou question de droit ?Pour un renforcement du contrôle de la motivation des juges du fond
- 1.2Une évaluation innovante des dommages et intérêts pour traduire les faits en règles de droit et réduire l’imprévisibilité judiciaire
- 1.2.1I – Le principe de la réparation intégrale et son application dans la pratique
- 1.2.1.1A – Introduction de la première partie : la réparation intégrale, toujours recherchée en principe
- 1.2.1.2B – L’apparence conservatrice de la jurisprudence française
- 1.2.1.3C – L’évolution pro-business de la jurisprudence américaine
- 1.2.1.3.11 – L’exigence de certitude raisonnable quant à l’existence du dommage direct (general expectation damages) ne s’applique pas au montant de ce dommage
- 1.2.1.3.22 – L’exigence de certitude raisonnable quant à l’existence et au montant du dommage indirect (consequential damages)
- 1.2.1.3.33 – La mesure du temps
- 1.2.1.4D – La sophistication des méthodes de la jurisprudence arbitrale internationale
- 1.2.1.4.11 – Méthodologie et description de l’échantillon
- 1.2.1.4.22 – Des résultats détaillés contredisant plusieurs idées reçues
- 1.2.1.4.2.1a – Les quantum sont-ils très élevés dans les arbitrages ?
- 1.2.1.4.2.2b – Le quantum prononcé par le tribunal arbitral constitue-t-il un « jugement de Salomon » ?
- 1.2.1.4.2.3c – Les experts nommés par les parties sont-ils subjectifs dans l’estimation des dommages-intérêts ?
- 1.2.1.4.2.4d – Les tribunaux arbitraux sont-ils mieux à même d’estimer le montant des dommages-intérêts ?
- 1.2.1.4.2.5e – Les intérêts composés sont désormais appliqués dans la majorité des cas
- 1.2.1.4.2.6f – L’étude de Credibility Consulting confirme et complète les conclusions de PwC
- 1.2.1.5E – Conclusion de la première partie : la réparation intégrale, rarement atteinte en pratique
- 1.2.2II – Application aux manques à gagner difficilement quantifiables
- 1.2.1I – Le principe de la réparation intégrale et son application dans la pratique
- 1.3La mesure des dommages et intérêts par la Cour de cassation
- 1.4La réparation sans perte, ni profit selon la Cour de cassation ou l’art de transformer une maxime en instrument de contrôle
- 1.4.1I – La cour d’appel n’a pas recherché le préjudice
- 1.4.2II – La cour d’appel n’a pas réparé le préjudice dont elle a reconnu l’existence
- 1.4.3III – La cour d’appel a réparé un préjudice sans en caractériser l’existence
- 1.4.4IV – La cour d’appel a réparé deux fois le même préjudice
- 1.4.5V – La cour d’appel a enrichi la victime
- 1.5La mesure des dommages-intérêts : question de fait ou question de droit ?Libres réflexions au travers du prisme de la minimisation du préjudice