Le point de départ de la prescription commerciale et l'incidence de la facturation sur le cours du délai en général
Un arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation confirme que la prescription commerciale de l’article L. 110-4, I, du Code de commerce obéit au point de départ de droit commun prévu à l’article 2224 du Code civil ; il invite en outre à s’interroger sur la question de savoir si le cours de la prescription peut être différé jusqu’à l’émission de la facture par laquelle le créancier demande le paiement de sa créance.
Cass. com., 26 févr. 2020, n° 18-25036
Le point de départ de la prescription extinctive d’une obligation au paiement du prix d’une prestation peut-il se situer dans l’établissement de la facture afférente à celle-ci ? Telle est la question approchée par la chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt du 26 février 2020, dont la portée pratique est d’autant plus grande que les faits qui y ont donné lieu sont très banals1. Dans le cadre d’une série d’opérations immobilières, une société A sollicite les services d’une société B, spécialisée dans les études du sol, de l’eau, de l’environnement et de l’assainissement2. Le 14 décembre 2007, celle-ci lui adresse trois devis, qu’accepte la société A. Les études convenues sont réalisées par la société B aux mois de mars 2008 et d’octobre 2009. Le 4 juin 2010, cette dernière émet trois factures au titre des prestations en cause. Sans que l’on en[...]
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Cass. com., 26 févr. 2020, n° 18-25036, F-PB : RTD civ. 2020, p. 389, obs. Barbier H. ; Contrats, conc. consom. 2020, n° 77, note Leveneur L. ; Contrats, conc. consom. 2020, n° 83, note Mathey N. ; JCP G 2020, 865, note Buy F. ; JCP E 2020, 1265, note Bories A. ; AJCA 2020, p. 337, note Magnier-Merran K.
On se réfère notamment à l’arrêt d’appel (CA Grenoble, ch. com., 27 sept. 2018, n° 16/03819) et au jugement de première instance (T. com. Romans, 21 juill. 2016, n° 2015J00049).
V. cependant le jugement de première instance (préc.), dont il ressort que la société A soutenait qu’un document objet des études réalisées ne lui avait pas été transmis par sa cocontractante.
Dans sa version antérieure à l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019. Aujourd’hui, v. C. com., art. L. 441-9, I.
V. C. com., art. L. 441-4, dans sa version applicable en l’espèce : « Toute infraction aux dispositions de l’article L. 441-3 est punie d’une amende de 75 000 €. L’amende peut être portée à 50 % de la somme facturée ou de celle qui aurait dû être facturée ». Aujourd’hui, v. C. com., art. L. 441-9, II.
Et dont l’applicabilité en l’occurrence n’a pas été débattue, bien qu’il soit issu de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile.
Au moins pour la prestation effectuée au mois de mars 2008, donc antérieurement à la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile, le raisonnement aurait dû mobiliser la disposition transitoire édictée à l’article 26, II, de ladite loi. Mais le résultat eût été le même.
Cette éventualité est tenue pour plausible en doctrine : Storck M., « La prescription commerciale et la réforme du 17 juin 2008 », LPA 2 avr. 2009, n° 66, p. 37, qui estime que l’interprétation littérale conduit à faire jouer les deux textes indépendamment l’un de l’autre, mais observe que la jurisprudence antérieure à la réforme de 2008 a retenu, en ce qui concerne le point de départ de la prescription commerciale, des solutions proches de celles formulées à l’article 2224 ; Houtcieff D., Droit commercial, 4e éd., Sirey, n° 377, qui considère que l’autonomie de la prescription commerciale ajouterait inutilement à la complexité du droit positif ; Grimonprez B., « Le nouveau visage de la prescription en droit des affaires », RLDA nov. 2009, n° 43, p. 51, pour qui la divergence de points de départ méconnaîtrait l’esprit de la nouvelle législation et engendrerait des conflits de qualification ; Leveneur L., « Réforme de la prescription : trois petits tours au Parlement et quelques questions », Contrats, conc. consom. 2008, n° 195, qui évoque la thèse de l’autonomie de l’article L. 110-4.
V. p. ex., à propos d’une nullité absolue, Cass. 1re civ., 27 juin 2006, n° 04-12912 : Bull. civ. I, n° 325 ; Defrénois 30 mars 2007, n° 38562, p. 461, obs. Libchaber R. ; RTD com. 2007, p. 675, obs. Saintourens B ; en faveur d’une application générale, Brenner C., « La prescription commerciale », in Le Code de commerce 1807-2007. Livre du bicentenaire, 2007, Dalloz, p. 501, spéc. nos 16 et s.
V. p. ex., Audit P.-E., La « naissance » des créances. Approche critique du conceptualisme juridique, 2015, Dalloz, préf. Mazeaud D. ; Colloque CEDAG, La date de naissance des créances, Behar-Touchais M. (dir.), LPA 9 nov. 2004, n° 224 ; Putman E., La formation des créances, thèse, 1987, Aix-Marseille III.
Encore qu’en l’espèce la cour d’appel ait retenu non la date du contrat mais celle d’exécution de la prestation corrélative, s’écartant ainsi de l’analyse classiquement suivie (v. infra, note 14).
Cass. 1re civ., 11 déc. 2019, n° 18-19975 : Contrats, conc. consom. 2020, n° 38, note Leveneur L., se fondant sur l’article L. 110-4 tel qu’issu de la réforme de 2008 à propos d’une vente pourtant antérieure à celle-ci. Procédant de la même façon, Cass. 1re civ., 6 juin 2018, n° 17-17438, FS-PB : RDC mars 2019, n° 115x1, p. 24, note Borghetti J.-S. ; RTD civ. 2018, p. 919, obs. Jourdain P. ; RTD civ. 2018, p. 931, obs. Gautier P.-Y. ; D. 2018, p. 2166, note Grimaldi C. ; Contrats, conc. consom 2018, n° 169, note Leveneur L.
La fixation de la date de naissance de la créance à celle de l’exécution de l’obligation corrélative évoque la théorie dite « matérialiste », défendue notamment par un auteur (Endréo G., « Fait générateur des créances et échange économique », RTD com. 1984, p. 223, spéc. p. 230). Cette théorie a un certain écho en matière de procédures collectives (v. Le Cannu P. et Robine D., Droit des entreprises en difficulté, 8e éd., Dalloz, nos 514 et s.). En revanche, au plan du droit civil, elle est très largement – et légitimement – laissée de côté par une analyse classique fixant la date de naissance au jour de la conclusion du contrat (v. par ex. Larroumet C., note sous Cass. com., 26 avr. 2000 : D. 2000, p. 717, qui qualifie cette théorie d’« hérétique » en dehors du droit des procédures collectives ; pour un exposé des deux approches et une proposition de renouvellement , v. Audit P.-E., La « naissance » des créances. Approche critique du conceptualisme juridique, 2015, Dalloz, préf. Mazeaud D., nos 99 et s.). S’ajoute que la créance pourrait même être exigible et, partant, sujette à prescription avant même l’exécution de la prestation.
V. supra, note 1.
Reste que la Cour dit que l’arrêt attaqué « rappelle (…) que l’obligation au paiement du client prend naissance au moment où la prestation commandée a été exécutée », ce qui peut traduire une forme d’approbation. Comp. Bories A, JCP E 2020, 1265, qui voit dans la notion de naissance de la créance employée en l’occurrence une référence à l’exigibilité.
V. encore, depuis lors : Cass. 3e civ., 19 mars 2020, n° 19-13459, PB, visant cumulativement les articles 2224 et L. 110-4, le second n’étant appréhendé qu’au regard du délai, identique à celui du premier.
V. Cass. com., 13 sept. 2017, n° 15-28466, cassant au visa de l’article 2224 un arrêt qui avait fixé le point de départ à la date du contrat en application de l’article L. 110-4, mais s’agissant d’une action en responsabilité intentée par des tiers. Comp. : Cass. com., 5 déc. 2018, n° 17-16282, retenant, en application de l’article L. 110-4, la date d’exigibilité de la créance mentionnée dans la facture – Cass. 1re civ., 27 juin 2018, n° 17-18893, visant cumulativement les articles 2224 et L. 110-4 mais pour retenir la date d’exigibilité de la créance. Adde Cass. 3e civ., 23 mai 2019, n° 18-11870 jugeant, mais vraisemblablement sous l’empire des textes antérieurs, que le délai de prescription prévu à l’article L. 110-4 du Code de commerce « dans sa rédaction applicable à la cause » court du jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer l’action. Mais v. les arrêts de la première chambre civile en matière de garantie des vices cachés cités supra, note 13.
Mais, une fois encore, l’arrêt commenté se fonde sur la connaissance effective de la société B.
Cass. 1re civ., 3 juin 2015, n° 14-10908 : Bull. civ. I, n° 136 – Cass. 1re civ., 9 juin 2017, n° 16-12457, PB, visant également l’article 2224 ; adde les décisions du fond citées par Bories A., JCP E 2020, 1265 ; Barbier H., RTD civ. 2020, p. 389, pour qui un revirement s’impose sur ce plan.
Comp. Cass. com., 17 nov. 1992, n° 90-21257 : Bull. civ. IV, n° 362, jugeant qu’est prescrite en application de l’article 189 bis du Code de commerce (anc. art. L. 110-4, I) une action en paiement de travaux engagée plus de 10 ans après la date de la facture établie par le demandeur dès lors que ce dernier était en mesure de poursuivre l’exécution de son droit à compter de cette date ; cependant il ne ressort pas clairement de cet arrêt que le créancier aurait pu retenir le cours de la prescription en s’abstenant d’émettre la facture ; que ce créancier ait été considéré comme en mesure d’agir à compter de la facturation (ce qui va plutôt de soi) et qu’en conséquence la prescription soit nécessairement acquise, c’est une chose ; admettre que cette aptitude à agir et, partant, l’œuvre de la prescription eussent fait défaut aussi longtemps que la facture n’a pas été émise, en est une autre.
V., mais à propos de l’hypothèse dont l’arrêt avait à connaître, c’est-à-dire de l’éventualité d’un report en dehors de toute base contractuelle : Barbier H., RTD civ. 2020, p. 389, ; Mathey N., Contrats, conc. consom. 2020, n° 83; Magnier-Merran K., AJCA 2020, p. 337; Buy F., JCP G 2020, 865. ; Bories A., JCP E 2020, 1265.
Il se peut en effet que le créancier relève de l’obligation légale de facturation, qui, en droit, ne lui laisse guère le choix compte tenu des sanctions dont elle est assortie.
V. notamment, cités par Klein J., Le point de départ de la prescription, 2013, Economica, préf. Molfessis N., n° 251 : Baudry-Lacantinerie G. et Tissier A., Traité théorique et pratique de droit civil. De la prescription, 3e éd., 1905, n° 390, p. 305 ; Aubry C. et Rau C., Cours de droit civil français, II, 4e éd., 1869, § 213, p. 328.
Aubry C. et Rau C., Cours de droit civil français, II, 4e éd., 1869, § 213, p. 328.
Étant rappelé qu’aujourd’hui, elles ne le peuvent que dans la limite de 10 ans (C. civ., art. 2254, al. 1).
V. par ex. : Cass. 3e civ., 7 juin 1990, n° 88-18840 : Bull. civ. III, n° 139, cité par Klein J., Le point de départ de la prescription, 2013, Economica, préf. Molfessis N., n° 252, note 1 : un acte de partage oblige l’une des parties à supprimer les ouvertures d’une maison donnant sur le fonds de l’autre partie à compter de l’exercice, par cette dernière, de son droit de clôture ; jugé par la cour d’appel, avec l’approbation de la Cour de cassation, que la clause en question s’analysait en une condition potestative dépendant de la seule volonté du bénéficiaire de l’obligation de supprimer les ouvertures et que cette clause ne pouvait faire obstacle à la prescription de l’action en exécution de cette obligation – Cass. civ., 13 juill. 1846 : S 1846, I, p. 730 : un cahier des charges d’adjudication stipule que le prix sera payé dans les 15 jours de la signification du jugement ; les juges d’appel considèrent qu’il y a là une condition et en déduisent que la prescription n’a pas couru avant ladite signification ; l’arrêt est cassé, au motif que la créance ne dépendait d’aucune condition. Mais v. aussi Cass. 1re civ., 27 juin 2018, n° 17-18893, cassant un arrêt qui avait déclaré prescrite l’action en remboursement d’un compte courant d’associé au motif que celui-ci était remboursable à tout moment et donc immédiatement exigible, « sans constater la clôture du compte ou une demande de paiement émanant de [l’associé], qui aurait entraîné l’exigibilité » – la solution peut toutefois s’expliquer sur le terrain de la résiliation des contrats à durée indéterminée.
Klein J., Le point de départ de la prescription, 2013, Economica, préf. Molfessis N., n° 252, qui ajoute : « Faire courir la prescription du jour de la naissance de l’obligation sans prendre en considération la volonté du créancier de rendre la dette exigible conduirait nécessairement les créanciers à exiger d’être payés au plus vite, ce qui méconnaîtrait la finalité poursuivie par les délais laissés aux créanciers pour demander le paiement de leur créance ».
Rappr. Aubry C. et Rau C., Cours de droit civil français, II, 4e éd., 1869, § 213, p. 330, note 8 : « Une créance exigible sous la seule condition d’un avertissement préalable à donner au débiteur, n’est point une créance à terme dans le sens de [l’article 2257]. » ; comp. Laurent F., Principes de droit civil français, t. XXXII, 1878, n° 24, qui estime que l’article 2257 a vocation à régir le terme incertain.
Bandrac M., La nature juridique de la prescription extinctive en matière civile, 1986, Economica, préf. Raynaud P.
V. par. ex. Julienne M., Régime général des obligations, 3e éd., 2020, LGDJ, n° 64, note 83.
Emprise qui suppose bien entendu que le terme, quoiqu’entre les mains du créancier, n’ait pas été stipulé dans l’intérêt exclusif du débiteur : car, dans ce cas, celui-ci sera libre d’y renoncer unilatéralement (C. civ., art. 1305-3, al. 2).
C. civ., art. 1305-1, al. 2.
Julienne M., Régime général des obligations, 3e éd., 2020, LGDJ, n° 64, note 83 ; Malaurie P., Aynès L. et Stoffel-Munck P., Droit des obligations, 11e éd., 2020, LGDJ, n° 817.
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