Une échappatoire pour l'obligation in solidum ?
L’obligation in solidum est techniquement menacée par la portée générale que la réforme de 2016 a conférée au principe de division de l’obligation à plusieurs sujets. Une échappatoire se profile cependant sous les traits d’un arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation en matière de responsabilité contractuelle.
Cass. 3e civ., 19 mars 2020, n° 18-25585
En consacrant formellement un régime général des obligations au sein du Code civil (livre III, titre IV), la réforme du droit des obligations initiée en 2016 a-t-elle sonné le glas de l’obligation in solidum ? Aussi frappant que cela puisse paraître, la question se pose bien et, en l’état, c’est un arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 19 mars 2020 en matière de responsabilité contractuelle qui y apporte peut-être un début de réponse1. Cette question tient, pour l’essentiel, à la disposition par laquelle s’ouvre le nouvel article 1309 du Code civil : « L’obligation qui lie plusieurs créanciers ou débiteurs se divise de plein droit entre eux. » C’est le principe de division de l’obligation à pluralité de sujets, que l’on ne présente plus. Parce qu’il est désormais proclamé au sein du régime général, ce principe a vocation à s’appliquer à toutes les obligations. En conséquence, si ce que l’on appelait, sous l’empire des anciens textes, l’obligation in[...]
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Cass. 3e civ., 19 mars 2020, n° 18-25585, PB : Contrats, conc. consom. 2020, comm. 92, note Leveneur L. ; JCP E 2020, 1273, note Loir R.
C. civ., art. 1310. S’ajoute la coutume en matière commerciale, que ce texte n’a sans doute pas condamnée.
Les autres sources extracontractuelles (loi, quasi-contrat) sont également concernées et l’analyse qui suit vaut pour elles aussi, mutatis mutandis.
Rappr. François J., Les obligations, Régime général, 5e éd., 2020, Economica, n° 317 ; Julienne M., Régime général des obligations, 3e éd., 2020, LGDJ, n° 102.
Ce lien de causalité saute aux yeux si l’on se fonde sur la théorie de l’équivalence des conditions ; mais il serait également caractérisé s’il fallait s’en tenir à la causalité adéquate.
V. not. Chabas F., L’influence de la pluralité des causes sur le droit à réparation, 1967, LGDJ, n° 16, et les auteurs cités dans l’ouvrage en note 27, qui se réfèrent à l’indivisibilité du dommage.
Starck B., « La pluralité des causes de dommages et la responsabilité civile (La vie brève d’une fausse équation : causalité partielle = responsabilité partielle) », JCP G 1970, I 2339 ; rappr. Demogue R., Traité des obligations en général, IV, 1924, n° 768, pour qui l’« impossibilité de voir nettement la mesure de responsabilité de chacun » est une condition de l’obligation in solidum.
V. not. Boré J., « La causalité partielle en noir et blanc ou les deux visages de l’obligation “in solidum” », JCP G 1971, I 2369 ; Raynaud P., L’obligation in solidum, Cours de droit civil approfondi, 1970-1971, Les Cours de droit, p. 62 et s. ; Radouant J., note sous Cass. 2e civ., 15 janv. 1960 : D. 1961, p. 681, spéc. II, B – comp., plus récemment Quézel-Ambrunaz C., Essai sur la causalité en droit de la responsabilité civile, 2010, Dalloz, préf. Brun P., nos 333 et s. et 576 et s., qui estime possible la « quantification causale » mais considère néanmoins que chacun a causé le tout sur le plan juridique.
Ainsi nommée (mais contestée en tant qu’elle expliquerait l’obligation in solidum) par Mignot M., Les obligations solidaires et les obligations in solidum en droit privé français, 2002, Dalloz, préf. Loquin E., nos 295 et s.
Ainsi nommée (mais contestée) par Mignot M., Les obligations solidaires et les obligations in solidum en droit privé français, 2002, Dalloz, préf. Loquin E., nos 556 et s.
Cette approche a aujourd’hui la faveur d’une grande partie de la doctrine. Outre les auteurs précités note 8, v. not. Viney G., Jourdain P. et Carval S., Les conditions de la responsabilité, 4e éd., 2013, LGDJ, Traité de droit civil sous la dir. de Ghestin J., nos 411 et s. ; Malaurie P., Aynès L. et Stoffel-Munck P., Les obligations, 11e éd., 2020, LGDJ, n° 875, faisant état d’une majorité doctrinale en ce sens – pour une référence explicite en jurisprudence, CA Amiens, 10 janv. 1964 : Gaz. Pal. Rec. 1964, 2, p. 229 ; D. 1964, Somm., p. 73, cité par Chabas F., L’influence de la pluralité des causes sur le droit à réparation, 1967, LGDJ, n° 151.
Il y a « juxtaposition de dettes partielles » (Chabas F., L’influence de la pluralité des causes sur le droit à réparation, 1967, LGDJ, n° 131).
V. par ex. Cass. civ., 29 déc. 1852 : DP 1853, I, p. 49 – Cass. civ., 11 juill. 1892 : DP 1894, I, p. 561, note Levillain C. V. l’évolution historique retracée par Mignot M., Les obligations solidaires et les obligations in solidum en droit privé français, 2002, Dalloz, préf. Loquin E., nos 291 et s., et dont il ressort que la jurisprudence s’est d’abord référée à l’indivisibilité de la cause du dommage pour privilégier ensuite l’explication par la « causalité totale » ; adde Chabas F., « Bilan de quelques années de jurisprudence en matière de rôle causal », D. 1970, Chron., p. 113, qui juge ces deux approches très voisines.
Hontebeyrie A., Le fondement de l’obligation solidaire en droit privé français, 2004, Economica, préf. Aynès L., nos 240 et s.
De Maleville J., Analyse raisonnée de la discussion du Code civil au Conseil d’État, III, 3e éd., 1822, p. 57, http://bit.ly/2WS5Fvx (c’est ici l’occasion de remercier notre collègue Dimitri Houtcieff, dont les écrits nous ont permis de découvrir, évidemment parmi bien d’autres choses, l’usage des « liens raccourcis »).
Il faut évidemment réserver l’hypothèse d’une réparation en nature qui pourrait être indivisible, ce qui suffirait à justifier la condamnation au tout. Mais, dans la plupart des cas, la réparation se fait en argent.
Laurent F., Principes de droit civil français, XVII, 1875, n° 321.
Étant précisé que l’on parlait à l’époque d’obligation solidaire ; la jurisprudence a ensuite adopté la dénomination d’obligation in solidum sans doute pour atténuer l’aspect contra legem (aspect trompeur) et pour la faire échapper aux effets secondaires. Sur l’émergence de cette terminologie, qu’il défend pour des raisons de fond, Vincent J., « L’extension en jurisprudence de la notion de solidarité passive », RTD. civ. 1939, p. 601, spéc. nos 23 et 57 et s.
Cass. civ., 29 févr. 1836 : S. 1836, I, p. 293. L’analyse concernant le champ d’application de l’article 1202 fut rejointe par de grands auteurs. V. par ex. Larombière L., Théorie et pratique des obligations, V, 1857, n° 22 ; Demogue R., Traité des obligations en général, IV, 1924, n° 766 ; Mazeaud L., « Obligation in solidum et solidarité entre codébiteurs délictuels », Rev. crit. de lég. et de jurispr. 1930, p. 141, n° 3 (adde et les auteurs cités en note 3, et le n° 17 à propos de l’article 1200).
Cass. req., 4 mai 1859 : S. 1859, I, p. 377 : « Si l’art. 1202, Code Nap., statue que la solidarité ne se présume pas et qu’elle doit être expressément stipulée, il résulte évidemment de ses termes que cette règle ne s’applique qu’à la solidarité conventionnelle, et qu’il en peut être autrement quand il s’agit de la réparation d’un dommage causé à autrui dans les cas prévus par l’art. 1382, même code, et de certains engagements qui se forment sans conventions ». Un raisonnement analogue est mené, mutatis mutandis, pour justifier la solidarité en matière commerciale, v. par ex. Cass. 3e civ., 24 oct. 1968 : Bull. civ. III, n° 409, jugeant que « si la solidarité ne se présume pas, aux termes de l’article 1202 du Code civil, ce texte n’est pas applicable en matière commerciale où, selon un usage antérieur au Code de commerce et maintenu depuis, la solidarité entre cédants et cessionnaires, également commerçants, se justifie par l’intérêt commun des parties en cause ».
Viney G., Jourdain P. et Carval S., Les conditions de la responsabilité, 4e éd., 2013, LGDJ, Traité de droit civil sous la dir. de Ghestin J., n° 417.
V., parmi bien d’autres arrêts, Cass. 1re civ., 19 nov. 2009, n° 08-15937 : Bull. civ. I, n° 229 ; adde l’exposé fait par Chabas F. de la jurisprudence postérieure à l’arrêt Lamoricière, et dont il ressort que la causalité totale l’emporte très majoritairement (L’influence de la pluralité des causes sur le droit à réparation, 1967, LGDJ, nos 132 et s.).
Rappr. Vincent J., « L’extension en jurisprudence de la notion de solidarité passive », RTD. civ. 1939, p. 601, spéc. n° 15, qui relève, déjà à l’époque, que la jurisprudence « ne se préoccupe même plus d’étayer ses décisions sur une base légale ».
Aussi le raisonnement était-il d’ailleurs apte à expliquer qu’une obligation à plusieurs débiteurs de source quasi-contractuelle ou légale soit in solidum : sur cette dernière hypothèse, cf. la solution qui a été retenue en matière d’obligation alimentaire (v. not. Cass. civ., 27 nov. 1935 : DP 1936, I, p. 25, note Rouast A., à propos de l’obligation d’entretien des parents envers leurs enfants) avant d’être regrettablement abandonnée (Cass. 1re civ., 22 nov. 2005, n° 02-11534 : Bull. civ. I, n° 419).
Ranouil M., Les recours entre coobligés, 2014, IRJS, préf. Jourdain P., n° 53 et les réf.
V. p. ex. Cass. 1re civ., 28 mars 1995, n° 93-10894 : Bull. civ. I, n° 146. La solution peut paraître en contradiction avec la jurisprudence selon laquelle lorsqu’une obligation à plusieurs débiteurs indivisible et non solidaire se résout en dommages-intérêts, le créancier ne peut obtenir contre chaque débiteur qu’une condamnation divise (v. par ex. Cass. civ., 14 mars 1933 : DH 1933, p. 234). Il n’y a cependant pas de contradiction si l’on cantonne cette solution au seul préjudice intrinsèque (de fait, l’arrêt précité du 14 mars 1933 l’applique « lorsque à l’obligation de faire se trouve substituée une condamnation à payer, à titre de dommages-intérêts, une somme d’argent »). Adde Briand P., Éléments d’une théorie de la cotitularité des obligations, thèse, 1999, Nantes, nos 232 et s., pour qui cette jurisprudence est précisément devenue caduque depuis l’arrêt du 28 mars 1995 cité ci-dessus ; rappr. Ranouil M., Les recours entre coobligés, 2014, IRJS, préf. Jourdain P., n° 53, spéc. note 273.
Comp. Vincent J., « L’extension en jurisprudence de la notion de solidarité passive », RTD. civ. 1939, p. 601, spéc. p. 669 et s., qui estime que les coauteurs ne doivent pas la même chose mais des choses identiques et sont tenus de dettes distinctes ; Chabas F., L’influence de la pluralité des causes sur le droit à réparation, 1967, LGDJ, n° 21, pour qui il y a plusieurs obligations. Cette vue, contraire à la réalité, débouche sur des débats fort compliqués lorsqu’il s’agit de savoir par quelle vertu le paiement fait par l’un des coauteurs libère les autres à l’égard de la victime ou encore sur quel fondement le solvens peut exercer ses recours contributoires (v. not. Chabas F., L’influence de la pluralité des causes sur le droit à réparation, 1967, LGDJ, nos 22 et s.) ; toutes ces difficultés se dissipent si l’on reconnaît au contraire qu’il n’y a qu’une seule obligation.
V. supra, note 27.
En ce sens également, Pellier J.-D., Essai d’une théorie des sûretés personnelles à la lumière de la notion d’obligation. Contribution à l’étude du concept de coobligation, 2012, LGDJ, préf. Delebecque P., n° 150.
Ainsi que son assureur.
En réalité, son liquidateur judiciaire.
L’arrêt est cassé sur un autre point, que l’on n’abordera pas ici.
La règle, on le sait, est reprise au sein du nouvel article 1231-4. On laisse évidemment de côté la question, distincte, de savoir si des dommages en chaînes sont ou non des dommages directs au sens de cette règle.
V. par ex., sous l’empire des textes antérieurs à la réforme initiée en 2016, Flour J., Aubert J.-L. et Savaux É., Les obligations, 2, Le fait juridique, 14e éd., 2011, Sirey, n° 184 et les réf. : « Il est admis que le principe de l’article 1151 doit être transposé à la responsabilité délictuelle, car il se borne à exprimer une exigence rationnelle. ».
Mis en italique par le soussigné.
En quoi elle n’avait guère d’effet utile, sauf à ce que la référence aux « fautes personnelles » soit exploitée dans le cadre d’une responsabilité du fait d’autrui, qui n’a vraisemblablement pas été invoquée en l’occurrence.
La contribution à la dette constitue d’ailleurs une clé de répartition souvent préconisée par les partisans de la causalité partielle.
Les premiers juges, quant à eux, n’avaient pas fait application de la clause.
Reste à savoir si A, B et C pourraient prétendre à la division des fractions co-garanties, comme peut le faire la caution simple (ex. : A soutient qu’en tant que co-garant avec B de la part de C, soit 20, il ne peut être poursuivi qu’à hauteur de 10). Sans doute leur répondrait-on que la garantie mise à leur charge n’est pas un cautionnement.
Il est souvent relevé que la causalité partielle donnerait au juge une assez grande marge de manœuvre, Raynaud P., L’obligation in solidum, Cours de droit civil approfondi, 1970-1971, Les Cours de droit, p. 62 et s., spéc. p. 67 ; Chabas F., L’influence de la pluralité des causes sur le droit à réparation, 1967, LGDJ, n° 157 ; adde la solution préconisée par Dereux G., « De la réparation due par l’auteur d’une seule des fautes dont le concours a causé un préjudice », RTD civ. 1944, p. 155, à propos des fautes extracontractuelles non volontaires.
Proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, enregistrée à la présidence du Sénat le 29 juillet 2020, art. 1267, reprenant sur ce point le texte proposé par le projet de mars 2017 ; comme ce projet, le texte se réfère également, pour la contribution, à la notion de « rôle causal » de chacun des faits générateurs, qui évoque la causalité partielle.
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