L'extraterritorialité du droit de l'Union européenne : réflexions à la suite du rapport du HCJP
Le Rapport du Haut comité juridique de la place financière de Paris sur l’extraterritorialité du droit de l’Union européenne offre l’occasion de revenir sur un thème particulièrement sensible en droit financier. Le présent article reprend les principaux enseignements du Rapport et les prolonge par quelques réflexions et exemples complémentaires.
HCJP, Rapport sur l’extraterritorialité du droit de l’Union européenne, mai 2022 : https://lext.so/dRW8pq
1. Dans un monde de plus en plus fragmenté et parcouru de tensions, l’extraterritorialité des normes juridiques fait figure de donnée sensible1. Le droit de l’Union européenne n’échappant pas à ce constat, le Haut comité juridique de la place financière de Paris (ci-après HCJP) a entendu élaborer un rapport sur les mécanismes par lesquels ce droit peut produire effet à l’égard de personnes, de biens ou de services localisés en dehors du territoire des États membres2. Le thème n’est certes pas un sujet d’attention nouveau, mais ses développements récents laissent à penser que son acuité n’est pas près de décroître. Une illustration remarquable en est donnée par le feuilleton de l’application « transatlantique » du droit européen de la protection des données3, mais on peut aussi mentionner, sous un angle différent, la récente directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive)4 qui comporte des dispositions sur la publication[...]
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La littérature se rapportant au sujet est extrêmement abondante. Sur l’extraterritorialité en droit financier, v. par ex. RD bancaire et fin. 2015, n° 6, dossiers 49 et s.
Groupe de travail présidé par F. Martucci et P. Minor, participants : A.-A. Bernstein, R. Bismuth, D. Borde, A. Caillemer du Ferrage, E. Delahousse, G. Gardella, A. Hamelle, F. Lacroix, A. Pietrancosta, M. Prada, D. Rebut, F. Larbi, C. Riesi, O. Boulon, A. Mialon, A. Navarro, D. Boujon.
Sur l’extraterritorialité du droit de l’Union dans le champ de la protection des données personnelles, v. par ex. V. Bridoux, « La dimension extraterritoriale de la protection des données personnelles en droit de l’Union », in M. Audit et E. Pataut (dir.), L’extraterritorialité. Actes des journées doctorales du 27 juin 2018, 2019, Pedone, p. 195.
PE et Cons. UE, dir. n° 2022/2464, 14 déc. 2022, modifiant le règlement (UE) n° 537/2014 et les directives 2004/109/CE, 2006/43/CE et 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises.
Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) n° 2019/1937 (COM/2022/71 final).
L. d’Avout, « L’extraterritorialité du droit dans les relations d’affaires », JCP G 2015, doctr. 1112.
V. ainsi le préambule de PE et Cons. CE, règl. n° 2271/96, 22 nov. 1996, portant protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant.
CPJI, 7 sept. 1927, série A, n° 10.
Selon le professeur B. Audit, « ce que l’on qualifie d’extra-territorialité n’est en réalité autre, dans une large proportion des cas, que l’exercice de cette compétence territoriale même » (« Extraterritorialité. Rapport de synthèse », RD bancaire et fin. 2015, n° 6, dossier 55, p. 1. Rappr. les obs. interrogatives de M. Audit et E. Pataut, « Ouverture », in M. Audit et E. Pataut (dir.), L’extraterritorialité. Actes des journées doctorales du 27 juin 2018, 2019, Pedone, p. 5, spéc. p. 6 et s.
V. ainsi C. rur., art. L. 253-8, IV (à propos duquel v. nos obs., D. 2020, p. 1970, et les réf. citées).
V. en ce sens M. Audit et E. Pataut, « Ouverture », in M. Audit et E. Pataut (dir.), L’extraterritorialité. Actes des journées doctorales du 27 juin 2018, 2019, Pedone, p. 5, spéc. p. 8 : « ce n’est pas en soi l’extraterritorialité d’une loi qui pourrait être considérée comme illicite ou à tout le moins contestable, mais – éventuellement – le titre sur le fondement duquel elle entend ainsi s’appliquer à des personnes ou à des situations au moins partiellement reliées au territoire d’un État étranger. Partant, c’est le critère d’application que retiennent les autorités de l’État ou du groupe d’États pour fonder l’application extraterritoriale de l’une de leurs normes qui fait débat. Plus exactement, certains critères de ce type sont jugés, à tort ou à raison, comme ne justifiant pas d’un lien suffisamment étroit entre le territoire de l’État à l’origine de la norme et la situation juridique que celle-ci appréhende ou prétend appréhender ».
Sur ce rapprochement, v. déjà L. d’Avout, « Sanctions négociées : la nouvelle discipline étatique des entreprises mondiales », Droits 2016/2, p. 73, spéc. p. 85. Sur la corrélation but-champ d’application dans la théorie des lois de police, v. particulièrement P. Mayer, « Les lois de police », Trav. com. fr. DIP, Journée du cinquantenaire, 1988, p. 105, spéc. p. 107.
Rappr. Rapp., p. 18 ; L. d’Avout, « L’extraterritorialité du droit dans les relations d’affaires », JCP G 2015, doctr. 1112, préc., n° 18 et s. (à propos des contentieux OMC des thons et des crevettes, et des jeux et paris en ligne).
V. not. sur le sujet A. Garapon et P. Servan-Schreiber (dir.), Deals de justice. Le marché américain de l’obéissance mondialisée, 2013, PUF ; L. d’Avout, « Sanctions négociées : la nouvelle discipline étatique des entreprises mondiales », Droits 2016/2, p. 73.
V. sur ce thème R. Bismuth, « Pour une appréhension nuancée de l’extraterritorialité du droit américain : Quelques réflexions autour des procédures et sanctions visant Alstom et BNP Paribas », Annuaire français de droit international, 2016, LXI, p. 785.
V. à ce sujet M. Buzzoni, « La présomption contre l’extraterritorialité des lois américaines et le principe de séparation des pouvoirs », in M. Audit et E. Pataut (dir.), L’extraterritorialité. Actes des journées doctorales du 27 juin 2018, 2019, Pedone, p. 63.
Morrison c/ National Australia Bank Ltd., 561 U.S. 247 (2010). V. parmi des réf. abondantes, E. Gaillard, BJB juill. 2010, n° 4, p. 308 ; S. Bollée, D. 2010, p. 2323.
M. Audit et E. Pataut, « Ouverture », in M. Audit et E. Pataut (dir.), L’extraterritorialité. Actes des journées doctorales du 27 juin 2018, 2019, Pedone, p. 5, spéc. p. 10.
V. sur ce point Rapp., p. 26 et s.
Il en a été ainsi pour désamorcer des conflits entre certaines exigences américaines à caractère extraterritorial et des normes étrangères territorialement applicables à la profession comptable (Rapp., p. 28).
Rapp., p. 29.
V. dans cette perspective CJUE, 21 déc. 2021, n° C-124/20, Bank Melli Iran (D. 2022, p. 1076, note M. Audit et M. Fekl, 1773, obs. L. d’Avout ; Rev. crit. DIP 2022, p. 435, éclairages T. Chanzy et T. Guillemin ; RTD civ. 2022, p. 357, obs. L. Usunier ; JDI 2022, comm. 17, note J.-S. Bazille, chron. 8, obs. P. Kinsch), concernant l’interprétation de PE et Cons. CE, règl. n° 2271/96, 22 nov. 1996, portant protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’une législation adoptée par un pays tiers.
V. les développements consacrés à ce sujet dans le Rapport, p. 31 et s.
V. dans cette perspective R. Gauvain, Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale, Rapport à la demande de Monsieur Edouard Philippe Premier ministre, AN, 21 juin 2019, p. 15.
R. Gauvain, Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale, Rapport à la demande de Monsieur Edouard Philippe Premier ministre, AN, 21 juin 2019 : très critique, le rapport parle à cet égard de « chantage à l’accès au marché américain ».
Selon E. Breener (« La compétence américaine fondée sur le dollar : réalité juridique ou construction politique ? », RED 2020/1, p. 55, spéc. p. 56), « l’entreprise ou les individus poursuivis peuvent certes en théorie engager un combat judiciaire aux États-Unis sur la compétence mais le risque et la pression sont forts : échouer à démontrer devant le juge l’incompétence de l’autorité, c’est risquer de perdre des “points de coopération” lorsque la négociation reprendra. Ou même c’est risquer de mettre purement et simplement fin à la négociation et de ne conserver comme issue qu’un procès coûteux et aléatoire ».
V. en ce sens R. Gauvain, Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale, Rapport à la demande de Monsieur Edouard Philippe Premier ministre, AN, 21 juin 2019, évoquant une « interprétation large et mouvante » de leur compétence par les autorités fédérales américaines, alors que la jurisprudence a consacré une présomption de non-extraterritorialité. V. aussi E. Breener, « La compétence américaine fondée sur le dollar : réalité juridique ou construction politique ? », RED 2020/1, p. 57 et s.
L. d’Avout, « Sanctions négociées : la nouvelle discipline étatique des entreprises mondiales », Droits 2016/2, p. 73, spéc. p. 75.
CJCE, 27 sept. 1988, nos joints 89, 104, 114, 116, 117 et 125 à 129/85, A. Ahlström Osakeyhtiö et a. c/ Commission.
CJCE, 27 sept. 1988, nos joints 89, 104, 114, 116, 117 et 125 à 129/85, A. Ahlström Osakeyhtiö et a. c/ Commission, pt 18.
CJCE, 27 sept. 1988, nos joints 89, 104, 114, 116, 117 et 125 à 129/85, A. Ahlström Osakeyhtiö et a. c/ Commission, pt 16.
V. L. Lebon, Rép. eur. Dalloz, vo Territoire(s) de l’Union européenne, n° 177.
CJUE, 6 sept. 2017, n° C-413/14 P, Intel : RDC déc. 2017, n° RDC114u8, note C. Prieto.
Au sujet de « l’élément de rattachement territorial », v. déjà L. Idot, « Le domaine spatial du droit communautaire des affaires », Trav. com. fr. DIP 1992-1993, p. 145, spéc. n° 10 et s.
CJUE, 13 mai 2014, n° C-131/12, Google Spain, pt 54.
V. ainsi PE et Cons. UE, dir. n° 2014/65/UE, 15 mai 2014, concernant les marchés d’instruments financiers et modifiant la directive n° 2002/92/CE et la directive n° 2011/61/UE, art. 1er (1).
V. ainsi PE et Cons. CE, règl. n° 1060/2009, 16 sept. 2009, sur les agences de notation de crédit, art. 1er (m).
PE et Cons. UE, dir. n° 2013/36/UE, 26 juin 2013, concernant l’accès à l’activité des établissements de crédit et la surveillance prudentielle des établissements de crédit et des entreprises d’investissement, modifiant la directive n° 2002/87/CE et abrogeant les directives n° 2006/48/CE et n° 2006/49/CE.
Concl. AG N. Jääskinen, CJUE, 9 déc. 2014, n° C-507/13, pt 26.
Concl. AG N. Jääskinen, CJUE, 9 déc. 2014, n° C-507/13, pt 36.
Concl. AG N. Jääskinen, CJUE, 9 déc. 2014, n° C-507/13, pt 39.
Concl. AG N. Jääskinen, CJUE, 9 déc. 2014, n° C-507/13, pt 39.
Sur la conformité de ce critère au principe de territorialité, v. CJUE, 21 déc. 2011, n° C-366/10, Air Transport Association of America et al., pt 125.
Le considérant 19 insiste sur cette incidence. À propos de la directive, le rapport souligne les « singularités sectorielles » de l’activité appréhendée, « impliquant nécessairement une mobilité à une échelle internationale » (p. 60).
PE et Cons. UE, dir. n° 2014/59/UE, 15 mai 2014, établissant un cadre pour le redressement et la résolution des établissements de crédit et des entreprises d’investissement et modifiant la directive n° 82/891/CEE du Conseil ainsi que les directives du Parlement européen et du Conseil nos 2001/24/CE, 2002/47/CE, 2004/25/CE, 2005/56/CE, 2007/36/CE, 2011/35/UE, 2012/30/UE et 2013/36/UE et les règlements du Parlement européen et du Conseil (UE) n° 1093/2010 et (UE) n° 648/2012.
V. Rapp., p. 57 et s. V. ainsi les articles 55 et 71 bis de la directive BRRD.
V. en ce sens Rapp., p. 57.
Au sujet desquelles v. Rapp., p. 69 et s.
Envisagées par le Rapport, p. 67.
V. PE et Cons. CE, règl. n° 1/2003, 16 déc. 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité, art. 23 et 24.
V. PE et Cons. CE, règl. n° 2157/1999, 23 sept. 1999, de la Banque centrale européenne concernant les pouvoirs de la Banque centrale européenne en matière de sanctions (BCE/1999/4) ; PE et Cons. UE, règl. n° 1024/2013, 15 oct. 2013, confiant à la Banque centrale européenne des missions spécifiques ayant trait aux politiques en matière de surveillance prudentielle des établissements de crédit, art. 18.
Décisions rendues le 31 décembre 2022 par la Data Protection Commission irlandaise.
V. J. Rochfeld, « Meta sanctionnée par la Commission irlandaise pour la protection des données (DPC) à une amende de 390 millions d’euros pour violation du Règlement général sur la protection des données (RGPD) », blog.leclubdesjuristes.com ; J. Sénéchal, « Protection des données : exclusion du contrat comme base de traitement licite aux fins de diffusion de publicités comportementales par les services numériques de réseaux sociaux », Dalloz actualité, 18 janv. 2023.
Binding Decisions 3/2022, 4/2022 et 5/2022, 5 déc. 2022.
V. RGPD, art. 65.
V. dans cette perspective PE et Cons. UE, dir. n° 2014/104/UE, 26 nov. 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne, cons. 3, 5 et 6.
CJUE, 6 oct. 2015, n° C-362/14 – CJUE, 16 juill. 2020, n° C-311/18.
V. proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) n° 2019/1937, COM/2022/71 final, art. 22. Les risques pesant à cet égard sur les entreprises sont, néanmoins, limités par certains garde-fous mentionnés au point 77 de ce même article.
V. proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) n° 2019/1937, COM/2022/71 final, art. 22, pt 80 : « Les États membres veillent à ce que la responsabilité prévue dans les dispositions de droit national transposant le présent article soit de nature impérative dans les cas où la loi applicable aux actions en réparation à cet effet n’est pas celle d’un État membre ».
V. sur ce point le Rapport, p. 73-74.
V. CJCE, 29 juin 2006, n° C-289/04, pts 56 et 57 – CJCE, 29 juin 2006, n° C-308/04, pts 32 et s. V. à ce sujet le Rapport, p. 74.
V. sur cette perspective, L. d’Avout, « L’extraterritorialité du droit dans les relations d’affaires », JCP G 2015, doctr. 1112, n° 22. V. aussi, du même auteur, le dernier chapitre de son très riche cours de La Haye (« L’entreprise et les conflits internationaux de lois », RCADI 2019, t. 397), consacré à « l’efficacité des coopérations publiques et la réduction des conflits de devoirs ».
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