La sanction du licenciement au carrefour de la vie privée et de la vie personnelle du salarié : quelle ligne de partage ?
Le licenciement ne peut guère, par principe, porter sur un motif tiré de la vie personnelle du salarié. Plus encore, la rupture du contrat de travail ne doit pas constituer une atteinte au droit au respect de la vie privée du travailleur. Au regard de la différence de sanction applicable, selon que le licenciement restreint le droit à la vie privée du salarié ou qu’il porte seulement sur un motif issu de sa vie personnelle, il convient de distinguer les notions de « vie privée » et de « vie personnelle » ainsi que leurs fonctions.
La vie privée du salarié1 constitue traditionnellement une limite au pouvoir unilatéral de l’employeur2, en particulier au pouvoir de licencier. La raison est d’ordre logique : chacun a le devoir de respecter la vie privée d’autrui3 ; le salarié est donc par principe protégé des ingérences de l’employeur dans sa vie privée. La difficulté reste cependant de cerner le contenu de cette vie privée qu’il convient de respecter4. S’écartant volontairement du terme « vie privée », la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation a construit une notion autre, autonome, à savoir la « vie personnelle » avec, pour prétention, qu’elle serve de contenant à l’ensemble des faits ayant trait à la vie du salarié en dehors de l’exercice de son activité professionnelle5 – pour le dire schématiquement, hors du temps et du lieu de travail6.[...]
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Bien que l’on ne l’aborde pas ici, le droit au respect de la vie privée peut également être invoqué par l’employeur, notamment pour protéger son représentant, v. Cass. 2e civ., 6 juin 2024, n° 22-11.736 : BJT oct. 2024, n° BJT203w9, note X. Aumeran ; BJT janv. 2025, n° BJT204f6, note A. Lucchini ; GPL 10 sept. 2024, n° GPL467k8, note F. Chopin ; JCP S 2024, 1251, note S. Brissy ; Resp. civ. et assur. 2024, p. 183, note L. Joly.
Si cela n’est pas non plus abordé ici, on relève tout de même que l’employeur peut se prémunir de l’invocation, par le salarié, du droit à la vie privée. Rappr. C. Radé, « L’entreprise et la vie privée du salarié », Dr. sociétés 2021, p. 4, spéc. p. 5 : « Après des décennies à considérer la vie privée des salariés comme un sanctuaire qu’il conviendrait de protéger de l’emprise patronale, le vent a tourné et souvent cette vie privée apparaît comme une menace inquiétante pour l’entreprise qui a le droit de défendre l’intégrité de la sphère professionnelle. Dans cette perspective où la liberté de la personne au travail n’est plus considérée comme toute-puissante, la jurisprudence rappelle le salarié à ses obligations, à commencer par la loyauté qui doit le guider dans l’exécution du contrat de travail ».
Conv. EDH, art. 8 – C. civ., art. 9.
D. Chauvet, La vie privée. Étude de droit privé, thèse, 2014, Paris Sud, spéc. p. 14 et s.
P. Waquet, « La vie personnelle du salarié », Dr. sociétés 2004, p. 23.
P.-H. Antonmattei, Droit du travail, 4e éd., 2024, LGDJ, spéc. n° 187, EAN : 9782275143859.
Rappr. B. M. Hamada, « La vie personnelle du salarié et les obligations contractuelles », BJT avr. 2025, n° BJT204o7.
Pour de nombreux exemples issus de la jurisprudence, v. P.-H. Antonmattei, Droit du travail, 4e éd., 2024, LGDJ, spéc. nos 187 et 301, EAN : 9782275143859.
Cass. soc., 2 oct. 2001, n° 99-42.942 : D. 2001, p. 3148, note P.-Y. Gautier ; RTD civ. 2002, p. 72, note J. Hauser ; Dr. sociétés 2001, p. 915, note J.-E. Ray.
À condition d’être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché, v. C. trav., art. L. 1121-1.
Les interactions entre le droit au respect de la vie privée et le droit du travail sont particulièrement visibles en matière probatoire, rappr. P. Lioubtchansky, « Le droit au respect de la vie privée et le droit à la preuve, deux droits fondamentaux vraiment antinomiques », BJT avr. 2024, n° BJT204o3. Comp. S. Mraouahi, « Preuve et données personnelles dans le procès prud’homal », BJT juin 2022, n° BJT201l7.
L’exclusion réciproque du droit du travail et de la vie personnelle n’est cependant pas toujours aisée, comme le démontre particulièrement la question du travail à domicile, v. S. Selusi, « Les interactions entre la vie privée et personnelle du travailleur : quels impacts lorsque le travail s’invite au domicile du salarié en matière de risques professionnels ? », BJT avr. 2025, n° BJT204p3.
S. Michel, « TIC et protection de la vie privée du salarié », BJT oct. 2018, n° BJT110k3. Rappr., not. pour les questions de géolocalisation, F. Bergeron, A. Martinon et M. Morand, « Autonomie du salarié et temps de travail », BJT nov. 2022, n° BJT201w6 ; s’agissant des questions de preuve, F. Favennec-Héry, « Vie professionnelle, vie personnelle du salarié et droit probatoire », Dr. sociétés 2004, p. 48.
G. Loiseau, « Le secret des correspondances : une jurisprudence en recherche d’équilibre », BJT janv. 2025, n° BJT204g9.
B. Allix et J. Février, « Le recrutement : éclairage sur les principaux points de vigilance pour traiter les données des candidats en toute conformité », BJT sept. 2023, n° BJT202r6.
Cass. soc., 25 sept. 2024, n° 23-11.860 : BJT nov. 2024, n° BJT203y7, note B. Delmas ; GPL 10 déc. 2024, n° GPL471c3, note M. Doithier, L. Roche et B. Ivanier ; Dr. sociétés 2024, p. 1030, note P. Adam ; JCP S 2024, 1331, note G. Loiseau.
Cass. soc., 25 sept. 2024, n° 22-20.672 : GPL 10 déc. 2024, n° GPL471c3, note M. Doithier, L. Roche et B. Ivanier ; Dr. sociétés 2025, p. 92, note P. Adam ; JCP S 2024, 1353, note B. Bossu.
Dans cette hypothèse, la réintégration n’est possible que si aucune des parties au contrat de travail ne s’y oppose. En l’absence de réintégration, le salarié ne peut obtenir, à titre de dommages-intérêts, qu’une somme comprise entre les planchers et les plafonds prévus à l’article L. 1235-3 du Code du travail.
Ce qui implique la réintégration du salarié dans l’entreprise à la demande de celui-ci ou, si cette réintégration est impossible ou que le salarié ne la sollicite pas, l’octroi de dommages-intérêts qui ne peuvent être inférieurs aux salaires des six derniers mois, v. C. trav., art. L. 1235-3-1.
La terminologie « liberté fondamentale » plutôt que celle de « droit fondamental », alors qu’il est question du droit au respect de l’intimité de la vie privée, s’explique assurément parce que le Code du travail réserve la sanction de nullité aux licenciements constitutifs de la violation d’une liberté fondamentale, v. C. trav., art. L. 1235-1, 1°. Par ce choix terminologique, l’on comprend que la Cour retient une acception large de la notion de « liberté fondamentale ».
B. Bossu, « Vie privée et liberté fondamentale : une ligne de partage hasardeuse », JCP S 2024, 1353, spéc. p. 35 : « La conséquence pratique est que si un salarié est licencié pour avoir tenu des propos racistes ou homophobes dans le cadre d’une conversation privée, le licenciement doit être annulé car il porte atteinte à l’intimité de la vie privée. En revanche, si un secrétaire est licencié car il circule dans une voiture d’une marque différente de celle commercialisée par son employeur, comme les faits ne relèvent pas de l’intimité de la vie privée, le licenciement est simplement sans cause réelle et sérieuse. Comment peut-on expliquer à un salarié une telle différence dans les sanctions ? » Rappr. F. Pinatel, « L’intimité de la vie privée du salarié : enquête sur une nouvelle liberté fondamentale en droit du travail », RJS févr. 2025, p. 14 : « Osons le dire, la solution est très choquante au regard des propos, inacceptables, tenus par le salarié, lequel pourra donc désormais, s’il le souhaite, demander en plus à être réintégré –, on en vienne à prononcer, sous prétexte d’intimité de la vie privée, les sanctions les plus lourdes vis-à-vis d’employeurs qui ont seulement eu la faiblesse de ne pas supporter les propos racistes, antisémites, sexistes, homophobes et j’en passe, tenus par certains membres de la communauté de travail et de s’être surtout trompés de motif quand ils ont licencié – puisque, s’il était étayé, un trouble objectif aurait pu être invoqué ».
Comp. F. Pinatel, « L’intimité de la vie privée du salarié : enquête sur une nouvelle liberté fondamentale en droit du travail », RJS févr. 2025, p. 14, qui soutient qu’« il y a donc désormais une troisième notion à intégrer : celle d’intimité de la vie privée, dont on pressent – sinon pourquoi l’employer – qu’elle n’est ni la vie privée ni la vie personnelle ». Cette notion d’« intimité de la vie privée » renverrait, selon l’auteur, à une liberté fondamentale distincte du droit fondamental au respect de la vie privée. Comp. P. Adam, « La vie personnelle n’est pas la vie privée… », Dr. sociétés 2025, p. 92, spéc. p. 93 : « Ferme, l’affirmation de la chambre sociale n’en reste pas moins empreinte d’une légère ambiguïté. La raison ? La référence qu’elle fait, dans la formule qu’elle cisèle avec préciosité, à la notion d’intimité de la vie privée. On peut d’abord penser qu’il ne faut pas en faire grand cas ; qu’il ne s’agit là que d’une “facilité de plume”. On sait, en effet, qu’en maints domaines la distinction entre vie privée et intimité de la vie privée n’a “pas résisté à l’épreuve du temps” et apparaît aujourd’hui totalement “dépassée”. On regrettera alors seulement que la chambre sociale en ait fait usage, prenant ainsi le risque d’introduire, dans sa jurisprudence, une inutile incertitude, un évitable facteur de désordre (et de discorde). La lecture de l’avis rendu par l’avocate générale dans cette affaire peut néanmoins laisser penser qu’il s’agit là d’un choix mûrement réfléchi… ».
P. Adam, « La vie personnelle n’est pas la vie privée… », Dr. social 2025, p. 92, spéc. p. 93 : « Si la vie privée est “matière” d’un droit subjectif, il n’en va pas de même pour la vie personnelle (même si la tendance à la subjectivation, liée à nos temps individualistes, conduit souvent, mais improprement, à parler d’un “droit à la vie personnelle”) ou, plus souvent, d’un “droit au respect de la vie personnelle” ». Comp. B. Bossu, « Vie privée et liberté fondamentale : une ligne de partage hasardeuse », JCP S 2024, 1353, spéc. p. 35 : « Désormais, puisque le licenciement ne peut être annulé qu’en cas d’atteinte à une liberté fondamentale, il convient de réfléchir au contenu de la vie personnelle. (…) La vie personnelle pourrait ainsi comprendre la vie privée stricto sensu, l’exercice des libertés civiles, comme la liberté de se marier ou de consommer et l’exercice de la citoyenneté comme la liberté d’opinion. Il résulte de cette liste non exhaustive que, comme certains droits ou libertés rentrent dans la catégorie des libertés fondamentales, leur violation devrait être sanctionnée par la nullité. (…) On peut se demander si cette “autre partie de la vie personnelle” ne correspond pas à la définition retenue par la Cour européenne des droits de l’Homme de la vie privée, à savoir le droit à l’autonomie. En retenant cette conception de la vie privée, le débat sur le champ d’application des nullités se viderait de sa substance ».
Cass. 1re civ., 17 févr. 2021, n° 19-24.780 : GPL 25 mai 2021, n° GPL421x1, note P. Piot ; D. 2021, p. 1784, chron. X. Serrier ; RTD civ. 2021, p. 383, note A.-M. Leroyer ; JCP G 2021, 487, avis D. Legoherel ; JCP G 2021, 488, note G. Loiseau ; JCP G, 2021, 854, chron. N. Anciaux.
Cass. soc., 13 avr. 2023, n° 22-10.476 : GPL 12 sept. 2023, n° GPL452y1, note S. Harir.
P. Adam, « La vie personnelle n’est pas la vie privée… », Dr. social 2025, p. 92, spéc. p. 94.
A. Lepage, Rép. civ. Dalloz, v° Droits de la personnalité, juill. 2022, spéc. n° 71.
A. Lepage, Rép. civ. Dalloz, v° Droits de la personnalité, juill. 2022, spéc. n° 77.
P. Malinvaud et N. Balat, Introduction à l’étude du droit, 21e éd., 2021, LexisNexis, spéc. nos 379 et 380.
A. Batteur et L. Mauger-Vielpau, Droit des personnes, des familles et des majeurs protégés, 11e éd., 2021, LGDJ, nos 218 et s., EAN : 9782275117270.
Pour une synthèse de l’état de la jurisprudence relative à l’accès à la messagerie du salarié, v. P.-H. Antonmattei, Droit du travail, 4e éd., 2024, LGDJ, spéc. n° 188, EAN : 9782275143859.
Comp. A. Lepage, « La vie privée du salarié, une notion civiliste en droit du travail », Dr. sociétés 2006, p. 364, spéc. § 6.
B. Bossu, « Vie privée et liberté fondamentale : une ligne de partage hasardeuse », JCP S 2024, 1353, spéc. p. 34 et 35.
La liberté d’opinion est également protégée par le principe de non-discrimination, lequel prohibe la discrimination fondée sur les opinions politiques, v. C. trav., art. L. 1132-1.
Comp. Cass. soc., 11 déc. 2024, n° 23-20.716 : BJT janv. 2025, n° BJT204h2, note A. Charbonneau ; BJT janv. 2025, n° BJT204g9, note G. Loiseau ; GPL 25 févr. 2025, n° GPL473p6, note S. Sereno ; JCP S 2025, 1055, note S. Ranc.
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Plan
- 1Professionnelle, personnelle, privée, familiale : les vies multiples du salarié
- 1.1Les prestations sociales, miroir d’une conciliation genrée du travail et de la famille
- 1.2La vie personnelle du salarié et les obligations contractuelles
- 1.3Les interactions entre sphères privées et professionnelles du travail : quels impacts lorsque le travail s’invite au domicile du salarié en matière de risques professionnels ?
- 1.4Le droit au respect de la vie privée et le droit à la preuve, deux droits fondamentaux vraiment antinomiques
- 1.5La sanction du licenciement au carrefour de la vie privée et de la vie personnelle du salarié : quelle ligne de partage ?