Language of document : ECLI:EU:C:2022:786

ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

13 octobre 2022 (*)

« Renvoi préjudiciel – Marques de l’Union européenne – Règlement (UE) 2017/1001 – Article 124, sous a) et d) – Article 128 – Compétence des tribunaux des marques de l’Union européenne – Action en contrefaçon – Demande reconventionnelle en nullité – Désistement de l’action en contrefaçon – Issue de la demande reconventionnelle – Caractère autonome de la demande reconventionnelle »

Dans l’affaire C‑256/21,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich, Allemagne), par décision du 15 avril 2021, parvenue à la Cour le 22 avril 2021, dans la procédure

KP

contre

TV,

Gemeinde Bodman-Ludwigshafen,

LA COUR (cinquième chambre),

composée de M. E. Regan, président de chambre, MM. D. Gratsias (rapporteur), M. Ilešič, I. Jarukaitis et Z. Csehi, juges,

avocat général : M. G. Pitruzzella,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour la Gemeinde Bodman-Ludwigshafen, par Me E. Stolz, Rechtsanwalt,

–        pour la Commission européenne, par MM. G. Braun, É. Gippini Fournier et G. Wilms, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 5 mai 2022,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 124, sous a) et d), ainsi que de l’article 128 du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil, du 14 juin 2017, sur la marque de l’Union européenne (JO 2017, L 154, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant KP à TV et à la Gemeinde Bodman-Ludwigshafen (commune de Bodman‑Ludwigshafen, Allemagne) au sujet d’une action en contrefaçon d’une marque verbale de l’Union européenne ainsi que d’une demande reconventionnelle en nullité de cette marque.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union 

3        Aux termes des considérants 4 et 32 du règlement 2017/1001 :

« (4)      [...] [I]l apparaît nécessaire de prévoir un régime de marques de l’Union conférant aux entreprises le droit d’acquérir, selon une procédure unique, des marques de l’Union européenne qui jouissent d’une protection uniforme et produisent leurs effets sur tout le territoire de l’Union. Le principe du caractère unitaire de la marque de l’Union européenne ainsi exprimé devrait s’appliquer sauf disposition contraire du présent règlement.

[...]

(32)      Il est indispensable que les décisions sur la validité et la contrefaçon des marques de l’Union européenne produisent effet et s’étendent à l’ensemble de l’Union, seul moyen d’éviter des décisions contradictoires des tribunaux et de l’Office [de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO)], et des atteintes au caractère unitaire des marques de l’Union européenne. Ce sont les dispositions du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil[, du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1),] qui devraient s’appliquer à toutes les actions en justice relatives aux marques de l’Union européenne, sauf si le présent règlement y déroge. »

4        L’article 1er du règlement 2017/1001, intitulé « Marque de l’Union européenne », dispose, à son paragraphe 2 :

« La marque de l’Union européenne a un caractère unitaire. Elle produit les mêmes effets dans l’ensemble de l’Union : elle ne peut être enregistrée, transférée, faire l’objet d’une renonciation, d’une décision de déchéance des droits du titulaire ou de nullité, et son usage ne peut être interdit, que pour l’ensemble de l’Union. Ce principe s’applique sauf disposition contraire du présent règlement. »

5        Conformément à l’article 6 de ce règlement, intitulé « Mode d’acquisition de la marque de l’Union européenne », la marque de l’Union européenne s’acquiert par l’enregistrement.

6        L’article 7 dudit règlement, intitulé « Motifs absolus de refus », énumère, à son paragraphe 1, les types de signes et de marques qui sont refusés à l’enregistrement. Cette disposition précise, en particulier :

« Sont refusés à l’enregistrement :

[...]

b)      les marques qui sont dépourvues de caractère distinctif ;

c)      les marques qui sont composés exclusivement de signes ou d’indications pouvant servir, dans le commerce, à désigner l’espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique ou l’époque de la production du produit ou de la prestation du service, ou d’autres caractéristiques de ceux-ci ;

d)      les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d’indications devenus usuels dans le langage courant ou dans les habitudes loyales et constantes du commerce ;

[...] »

7        L’article 59 du règlement 2017/1001, intitulé « Causes de nullité absolue », prévoit, à son paragraphe 1, sous a) :

« La nullité de la marque de l’Union européenne est déclarée, sur demande présentée auprès de l’[EUIPO] ou sur demande reconventionnelle dans une action en contrefaçon :

a)      lorsque la marque de l’Union européenne a été enregistrée contrairement aux dispositions de l’article 7 ».

8        L’article 63 de ce règlement, intitulé « Demande en déchéance ou en nullité », énonce, à ses paragraphes 1 et 3 :

« 1.      Une demande en déchéance ou en nullité de la marque de l’Union européenne peut être présentée auprès de l’[EUIPO] :

a)      dans les cas définis aux articles 58 et 59, par toute personne physique ou morale ainsi que par tout groupement constitué pour la représentation des intérêts de fabricants, de producteurs, de prestataires de services, de commerçants ou de consommateurs et qui, aux termes de la législation qui lui est applicable, a la capacité d’ester en justice ;

[...]

3.      Une demande en déchéance ou en nullité est irrecevable lorsqu’une demande ayant le même objet et la même cause a été tranchée sur le fond entre les mêmes parties soit par l’[EUIPO] soit par un tribunal des marques de l’Union européenne visé à l’article 123 et que la décision de l’[EUIPO] ou de ce tribunal concernant cette demande est passée en force de chose jugée. »

9        Aux termes de l’article 122, paragraphes 1 et 2, dudit règlement, intitulé « Application des règles de l’Union en matière de compétence, de reconnaissance et d’exécution des décisions en matière civile et commerciale » :

« 1.      À moins que le présent règlement n’en dispose autrement, les règles de l’Union en matière de compétence, de reconnaissance et d’exécution des décisions en matière civile et commerciale sont applicables aux procédures concernant les marques de l’Union européenne et les demandes de marque de l’Union européenne ainsi qu’aux procédures concernant les actions simultanées ou successives menées sur la base de marques de l’Union et de marques nationales.

2.      En ce qui concerne les procédures résultant des actions et demandes visées à l’article 124 :

a)      l’article 4, l’article 6, l’article 7, points 1, 2, 3 et 5, et l’article 35 du règlement (UE) no 1215/2012 ne sont pas applicables ;

b)      les articles 25 et 26 du règlement (UE) no 1215/2012 sont applicables dans les limites prévues à l’article 125, paragraphe 4, du présent règlement ;

c)      les dispositions du chapitre II du règlement (UE) no 1215/2012 qui s’appliquent aux personnes domiciliées dans un État membre s’appliquent également aux personnes qui ne sont pas domiciliées dans un État membre, mais qui y ont un établissement. »

10      L’article 123 du règlement 2017/1001, intitulé « Tribunaux des marques de l’Union européenne », dispose, à son paragraphe 1 :

« Les États membres désignent sur leurs territoires un nombre aussi limité que possible de juridictions nationales de première et de deuxième instance, chargées de remplir les fonctions qui leur sont attribuées par le présent règlement. »

11      L’article 124 de ce règlement, intitulé « Compétence en matière de contrefaçon et de validité », est ainsi libellé :

« Les tribunaux des marques de l’Union européenne ont compétence exclusive :

a)      pour toutes les actions en contrefaçon et – si le droit national les admet – en menace de contrefaçon d’une marque de l’Union européenne ;

[...]

d)      pour les demandes reconventionnelles en déchéance ou en nullité de la marque de l’Union européenne visées à l’article 128. »

12      L’article 127 dudit règlement, intitulé « Présomption de validité – Défenses au fond », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Les tribunaux des marques de l’Union européenne considèrent la marque de l’Union européenne comme valide, à moins que le défendeur n’en conteste la validité par une demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité. »

13      L’article 128 du règlement 2017/1001, intitulé « Demande reconventionnelle », énonce :

« 1.      La demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité ne peut être fondée que sur les causes de déchéance ou de nullité prévues par le présent règlement.

2.      Un tribunal des marques de l’Union européenne rejette une demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité, si une décision rendue par l’[EUIPO] entre les mêmes parties sur une demande ayant le même objet et la même cause est déjà devenue définitive.

[...]

4.      Le tribunal des marques de l’Union européenne devant lequel une demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité de la marque de l’Union européenne a été introduite ne procède pas à l’examen de cette demande reconventionnelle tant que la date à laquelle celle-ci a été introduite n’a pas été communiquée à l’[EUIPO] par la partie intéressée ou par le tribunal. L’[EUIPO] inscrit cette information au registre. Si une demande en déchéance ou en nullité de la marque de l’Union européenne a déjà été introduite auprès de l’[EUIPO] avant le dépôt de la demande reconventionnelle précitée, le tribunal en est informé par l’[EUIPO] et sursoit à statuer conformément à l’article 132, paragraphe 1, jusqu’à ce que la décision concernant cette demande soit définitive ou que la demande soit retirée.

[...]

6.      Lorsqu’un tribunal des marques de l’Union européenne a rendu une décision passée en force de chose jugée sur une demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité d’une marque de l’Union européenne, une copie de cette décision est transmise à l’[EUIPO] sans tarder, soit par le Tribunal, soit par l’une des parties à la procédure nationale. L’[EUIPO] ou toute autre partie intéressée peut demander des informations quant à cette transmission. L’[EUIPO] inscrit au registre la mention de la décision et prend les mesures nécessaires pour se conformer à son dispositif.

7.      Le tribunal des marques de l’Union européenne saisi d’une demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité peut surseoir à statuer à la demande du titulaire de la marque de l’Union européenne et après audition des autres parties et inviter le défendeur à présenter une demande en déchéance ou en nullité à l’[EUIPO] dans un délai qu’il lui impartit. Si cette demande n’est pas présentée dans ce délai, la procédure est poursuivie ; la demande reconventionnelle est considérée comme retirée. L’article 132, paragraphe 3, est applicable. »

14      Aux termes de l’article 129 du règlement 2017/1001, intitulé « Droit applicable » :

« 1.      Les tribunaux des marques de l’Union européenne appliquent les dispositions du présent règlement.

2.      Pour toutes les questions en matière de marques qui n’entrent pas dans le champ d’application du présent règlement, le tribunal des marques de l’Union européenne compétent applique le droit national applicable.

3.      À moins que le présent règlement n’en dispose autrement, le tribunal des marques de l’Union européenne applique les règles de procédure applicables au même type d’actions relatives à une marque nationale dans l’État membre sur le territoire duquel ce tribunal est situé. »

15      L’article 132 de ce règlement, intitulé « Règles spécifiques en matière de connexité », dispose :

« 1.      Sauf s’il existe des raisons particulières de poursuivre la procédure, un tribunal des marques de l’Union européenne saisi d’une action visée à l’article 124, à l’exception d’une action en déclaration de non-contrefaçon, sursoit à statuer, de sa propre initiative après audition des parties ou à la demande de l’une des parties et après audition des autres parties, lorsque la validité de la marque de l’Union européenne est déjà contestée devant un autre tribunal des marques de l’Union européenne par une demande reconventionnelle ou qu’une demande en déchéance ou en nullité a déjà été introduite auprès de l’[EUIPO].

2.      Sauf s’il existe des raisons particulières de poursuivre la procédure, l’[EUIPO] saisi d’une demande en déchéance ou en nullité sursoit à statuer, de sa propre initiative après audition des parties ou à la demande de l’une des parties et après audition des autres parties, lorsque la validité de la marque de l’Union européenne est déjà contestée devant un tribunal des marques de l’Union européenne par une demande reconventionnelle. Toutefois, si l’une des parties à la procédure devant le tribunal des marques de l’Union européenne le demande, le tribunal peut, après audition des autres parties à cette procédure, suspendre la procédure. Dans ce cas, l’[EUIPO] poursuit la procédure pendante devant lui. 

3.      Le tribunal des marques de l’Union européenne qui sursoit à statuer peut ordonner des mesures provisoires et conservatoires pour la durée de la suspension. »

 Le droit allemand

16      Selon l’article 33, paragraphe 1, de la Zivilprozessordnung (code de procédure civile, ci-après la « ZPO »), une demande reconventionnelle peut être introduite auprès du tribunal saisi d’une action, lorsqu’il existe un lien juridique entre l’objet de la demande reconventionnelle et l’objet de la demande principale ou les moyens de défense présentés contre la demande principale.

17      L’article 261 de la ZPO, intitulé « Litispendance », prévoit, à son paragraphe 3, point 2, que la compétence d’une juridiction saisie n’est pas affectée par une modification des circonstances ayant fondé cette compétence.

 Le litige au principal et la question préjudicielle

18      KP est titulaire de la marque verbale de l’Union européenne Apfelzügle (ci-après la « marque contestée »), enregistrée le 19 octobre 2017 pour des services relevant des classes 35, 41 et 43, au sens de l’arrangement de Nice concernant la classification internationale des produits et des services aux fins de l’enregistrement des marques, du 15 juin 1957, tel que révisé et modifié. Il est constant que le terme « Apfelzügle » désigne un attelage destiné à la récolte de pommes, qui est composé de plusieurs remorques tirées par un tracteur.

19      Le 26 septembre 2018, TV, exploitant d’une ferme fruitière, et la commune de Bodman-Ludwigshafen ont publié des informations promotionnelles concernant une activité de récolte et de dégustation de pommes dans le cadre d’un circuit en Apfelzügle.

20      KP a introduit, devant le Landgericht München (tribunal régional de Munich, Allemagne), une action en contrefaçon de la marque contestée, afin qu’il soit interdit à TV et à la commune de Bodman-Ludwigshafen d’utiliser le terme « Apfelzügle » pour les services visés par cette marque. Devant cette juridiction, TV et la commune de Bodman‑Ludwigshafen ont formé des demandes reconventionnelles en nullité de la marque contestée, au titre de l’article 59, paragraphe 1, sous a), du règlement 2017/1001, lu en combinaison avec l’article 7, paragraphe 1, sous b), c) et d), de celui-ci.

21      Lors de l’audience tenue devant le Landgericht München (tribunal régional de Munich), KP s’est désisté de cette action en contrefaçon.

22      TV et la commune de Bodman-Ludwigshafen ayant maintenu leurs demandes reconventionnelles malgré ce désistement, le Landgericht München (tribunal régional de Munich), par jugement du 10 mars 2020, a considéré que ces demandes étaient recevables, a déclaré la nullité de la marque contestée pour les services relevant de la classe 41 et a rejeté lesdites demandes pour le surplus.

23      La commune de Bodman-Ludwigshafen a interjeté appel de ce jugement devant l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich, Allemagne), la juridiction de renvoi, afin de faire déclarer la nullité de la marque contestée également pour ce qui est des services relevant des classes 35 et 43.

24      Dans sa décision, la juridiction de renvoi indique qu’il lui appartient d’apprécier au préalable la recevabilité des demandes reconventionnelles présentées par les défenderesses compte tenu du désistement de KP, en relevant qu’elle n’est pas liée sur ce point par la décision de la juridiction de première instance.

25      À cet égard, en invoquant le sens et la finalité de la demande reconventionnelle prévue par le règlement 2017/1001, la juridiction de renvoi émet des doutes sur la possibilité pour un tribunal des marques de l’Union européenne de statuer sur une telle demande reconventionnelle, lorsqu’il y a eu désistement de l’action en contrefaçon à la suite de laquelle la demande reconventionnelle a été introduite.

26      Plus spécifiquement, la juridiction de renvoi rappelle que l’enregistrement d’une marque de l’Union européenne est un acte d’un organe de l’Union européenne et que les juridictions nationales ne disposent pas de compétence pour annuler ces actes, sauf exception expressément prévue, telle que celle de l’introduction d’une demande reconventionnelle, ce qui serait, en outre, confirmé au paragraphe 7 de l’article 128 du règlement 2017/1001. En effet, selon la juridiction de renvoi, l’EUIPO dispose, en la matière, d’une « compétence de principe », qui lui serait attribuée « en priorité ». Cela résulterait, notamment, de l’article 63, paragraphe 1, du règlement 2017/1001.

27      La juridiction de renvoi relève que, selon la doctrine majoritaire allemande, un cas comme celui de l’espèce relève non pas du règlement 2017/1001, mais, en vertu de l’article 129, paragraphe 3, de ce règlement, des règles régissant la procédure civile allemande et, plus particulièrement, de l’article 261, paragraphe 3, point 2, de la ZPO, selon lequel la compétence du tribunal des marques de l’Union européenne établie du fait de l’introduction d’une demande reconventionnelle est indépendante de l’issue de l’action en contrefaçon et ne saurait, ainsi, disparaître en cas de désistement de cette dernière.

28      Or, selon la juridiction de renvoi, la nécessité de ménager une possibilité de se défendre pour le défendeur n’existe plus, lorsque, en raison d’un désistement, il n’y a plus lieu pour le tribunal des marques de l’Union européenne de statuer sur l’action en contrefaçon. Cette interprétation serait, en outre, corroborée par l’arrêt du 19 octobre 2017, Raimund (C‑425/16, EU:C:2017:776). Ainsi, le droit procédural national ne devrait s’appliquer qu’aussi longtemps qu’un recours prévu par le droit de l’Union est pendant. En outre, une telle interprétation ne ferait pas peser sur la partie demanderesse une charge excessive et disproportionnée, car celle-ci disposera toujours de la possibilité de saisir l’EUIPO en vertu de l’article 63 du règlement 2017/1001.

29      Dans ces conditions, l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 124, sous d), et l’article 128 [du règlement 2017/1001] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’un tribunal des marques de l’Union [européenne] a encore le pouvoir de statuer sur la nullité d’une marque de l’Union [européenne] invoquée dans une demande reconventionnelle, au sens de l’article 128 [du règlement 2017/1001], même après un désistement valable de l’action en contrefaçon, au sens de l’article 124, sous a), [dudit règlement] fondée sur cette marque de l’Union [européenne] ? »

 Sur la question préjudicielle

30      Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 124, sous a) et d), ainsi que l’article 128 du règlement 2017/1001 doivent être interprétés en ce sens qu’un tribunal des marques de l’Union européenne, saisi d’une action en contrefaçon fondée sur une marque de l’Union européenne dont la validité est contestée au moyen d’une demande reconventionnelle en nullité, reste compétent pour statuer sur la validité de cette marque, en dépit du désistement de l’action principale.

31      Afin de répondre à cette question, il y a lieu de préciser le sens et la portée qu’il convient d’attribuer à la notion de « demande reconventionnelle », au sens de ce règlement.

32      Selon une jurisprudence constante, il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité que les termes d’une disposition du droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute l’Union européenne, une interprétation autonome et uniforme. En outre, la détermination de la signification et de la portée des termes pour lesquels le droit de l’Union ne fournit aucune définition doit être établie conformément au sens habituel de ceux-ci, tout en tenant compte du contexte dans lequel ils sont utilisés et des objectifs poursuivis par la réglementation dont ils font partie (arrêt du 27 janvier 2022, Zinātnes parks, C‑347/20, EU:C:2022:59, point 42 et jurisprudence citée).

33      Or, le règlement 2017/1001 ne comporte pas de renvoi exprès au droit des États membres en ce qui concerne le sens et la portée qu’il convient d’attribuer à cette notion. Ladite notion doit, dès lors, être considérée comme étant une notion autonome du droit de l’Union et être interprétée de manière uniforme sur le territoire de cette dernière [arrêts du 3 septembre 2014, Deckmyn et Vrijheidsfonds, C‑201/13, EU:C:2014:2132, point 15 ainsi que jurisprudence citée, et du 25 novembre 2021, État luxembourgeois (Informations sur un groupe de contribuables), C‑437/19, EU:C:2021:953, point 50 ainsi que jurisprudence citée].

34      Le renvoi opéré par l’article 129, paragraphe 3, du règlement 2017/1001 aux règles procédurales nationales, si ce règlement « n’en dispose pas autrement », ne saurait infirmer cette constatation.

35      Il ne saurait, en effet, être présumé que ledit règlement ne dispose pas de la question de savoir si une demande reconventionnelle subsiste en dépit du désistement de l’action en contrefaçon à la suite de laquelle elle a été introduite. La réponse à cette question dépend précisément de la portée que le législateur de l’Union a souhaité attribuer à cette voie de droit.

36      Il convient, dès lors, en l’absence de définition de la notion de « demande reconventionnelle » dans le règlement 2017/1001, de relever, en premier lieu, que celle-ci s’entend habituellement, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général, au point 37 de ses conclusions, et comme le corroborent les termes utilisés, notamment, dans les versions des dispositions concernées de ce règlement en langue danoise (Modkrav), en langue allemande (Widerklage), en langue grecque (ανταγωγή) et en langue anglaise (counterclaim), comme désignant un contre-recours introduit par le défendeur  dans une procédure engagée contre lui par le requérant devant la même juridiction.

37      S’agissant, en deuxième lieu, du contexte dans lequel ces dispositions s’insèrent, il y a lieu, premièrement, de relever que, comme l’énonce le considérant 32 du règlement 2017/1001, l’article 122 de celui-ci rend les règles de l’Union en matière de compétence, de reconnaissance et d’exécution des décisions en matière civile et commerciale applicables aux procédures concernant les marques de l’Union européenne. Il convient, dès lors, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général, aux points 50 et 51 de ses conclusions, d’interpréter la notion de « demande reconventionnelle », au sens du règlement 2017/1001, d’une manière cohérente avec ces règles et avec la jurisprudence y afférente.

38      Il ressort, à cet égard, de la jurisprudence portant sur le système créé par la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée et reprise ensuite, successivement, par le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), et par le règlement no 1215/2012, qu’une demande reconventionnelle ne se confond pas avec un simple moyen de défense. Bien que présentée dans le cadre d’un procès entamé au moyen d’une autre voie de droit, elle est une demande distincte et autonome, dont le traitement procédural est indépendant de la demande principale et qui peut, ainsi, être poursuivie même si le demandeur principal en est débouté (voir, en ce sens, arrêt du 12 octobre 2016, Kostanjevec, C‑185/15, EU:C:2016:763, point 32 et jurisprudence citée).

39      Eu égard à ce qui vient d’être exposé, il y a lieu de considérer que la notion de « demande reconventionnelle », au sens du règlement 2017/1001, doit s’entendre comme une voie de droit qui reste, certes, conditionnée par l’introduction d’une action en contrefaçon et qui est, par conséquent, liée à cette dernière. Toutefois, cette voie de droit vise à étendre l’objet du litige et à faire reconnaître une prétention distincte et autonome de la demande principale, notamment afin que soit déclarée la nullité de la marque concernée.

40      Ainsi, en impliquant l’extension de l’objet du litige et en dépit de ce lien entre le recours principal et la demande reconventionnelle, cette dernière en devient autonome et subsiste en cas de désistement du recours principal. La demande reconventionnelle se distingue, dès lors, d’un simple moyen de défense et son sort ne dépend pas de celui de l’action en contrefaçon à l’occasion de laquelle elle a été introduite.

41      Deuxièmement, il ressort de l’économie générale du règlement 2017/1001 que, en utilisant l’expression « demande reconventionnelle » dans le cadre de ce règlement, le législateur de l’Union a eu l’intention d’attribuer à celle-ci un sens et une portée identiques à ceux qui ont été précisés aux points 36 à 39 du présent arrêt.

42      Certes, ainsi que le relève la juridiction de renvoi, ledit règlement réserve à l’EUIPO une compétence exclusive en matière d’enregistrement des marques de l’Union européenne et d’opposition à cet enregistrement (arrêt du 21 juillet 2016, Apple and Pear Australia et Star Fruits Diffusion/EUIPO, C‑226/15 P, EU:C:2016:582, point 50). Toutefois, tel n’est pas le cas en matière de validité de ces marques. Si le même règlement opte, en principe, pour la centralisation du traitement des demandes en nullité et en déchéance auprès de l’EUIPO, ce principe est, toutefois, tempéré et la compétence pour déclarer la nullité ou la déchéance d’une marque de l’Union européenne a été attribuée, en vertu des articles 63 et 124 du règlement 2017/1001, de manière partagée, aux tribunaux des marques de l’Union européenne, désignés par les États membres conformément à l’article 123, paragraphe 1, de celui-ci, et à l’EUIPO (voir, par analogie, arrêt du 16 février 2012, Celaya Emparanza y Galdos International, C‑488/10, EU:C:2012:88, point 48).

43      À cet égard, compte tenu des doutes exprimés par la juridiction de renvoi quant à la portée exacte de cette répartition de compétences, il convient encore de souligner que la compétence attribuée à ces tribunaux des marques constitue l’application directe d’une règle d’attribution de compétences prévue par le règlement 2017/1001 et ne saurait donc être considérée comme constituant une « exception » à la compétence de l’EUIPO en la matière.

44      En outre, les compétences en question sont exercées selon le principe de priorité de l’instance saisie. En effet, selon l’article 132, paragraphe 1 et paragraphe 2, première phrase, du règlement 2017/1001 et « [s]auf s’il existe des raisons particulières de poursuivre la procédure », c’est la première instance saisie d’un litige portant sur la validité d’une marque de l’Union européenne qui est compétente en la matière.

45      Le fait que, en vertu de l’article 128, paragraphe 7, du règlement 2017/1001, le titulaire d’une marque dont la validité est contestée devant un tribunal des marques de l’Union européenne au moyen d’une demande reconventionnelle peut faire en sorte d’obtenir que la décision sur la validité de cette marque soit prise au terme d’une procédure devant l’EUIPO ne remet pas en cause ce principe de priorité. Ainsi qu’il ressort de la lettre même de cette disposition, celle-ci reconnaît une simple faculté de suspension de la procédure, le tribunal des marques de l’Union européenne pouvant tout aussi bien décider de statuer sur la demande reconventionnelle.

46      Il en va de même s’agissant du cas visé au paragraphe 2, seconde phrase, de l’article 132 de ce règlement. En effet, le tribunal des marques de l’Union européenne n’a d’obligation de suspendre la procédure pendante devant lui que si une demande en déchéance ou en nullité de la marque de l’Union européenne en cause a déjà été introduite auprès de l’EUIPO avant le dépôt de la demande reconventionnelle, conformément à l’article 128, paragraphe 4, dudit règlement.

47      Ainsi, eu égard au système de répartition de compétences décrit aux points 42 à 46 du présent arrêt, il convient d’observer que, dans le cadre du régime instauré par le règlement 2017/1001 qui, conformément au considérant 4 et à l’article 1er, paragraphe 2, de celui-ci, consacre le caractère unitaire de la marque de l’Union européenne, le législateur de l’Union a, tout autant qu’à l’EUIPO, entendu confier aux tribunaux des marques de l’Union européenne, au titre de leurs décisions sur des demandes reconventionnelles, une compétence pour contrôler la validité des marques de l’Union européenne.

48      À cet égard, ainsi qu’il ressort du considérant 32 de ce règlement, les décisions sur la validité d’une marque de l’Union européenne ont un effet erga omnes dans l’ensemble de l’Union, tant lorsqu’elles proviennent de l’EUIPO que lorsqu’elles sont rendues sur une demande reconventionnelle introduite devant un tribunal des marques de l’Union européenne (voir, en ce sens, arrêt du 19 octobre 2017, Raimund, C‑425/16, EU:C:2017:776, points 28 et 29).

49      Cet effet erga omnes est confirmé à l’article 128, paragraphe 6, dudit règlement, qui prévoit qu’un tribunal des marques de l’Union européenne doit transmettre une copie de la décision passée en force de chose jugée sur une demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité d’une marque de l’Union européenne à l’EUIPO qui doit inscrire cette décision au registre et prendre les mesures nécessaires pour se conformer à son dispositif (voir, en ce sens, arrêt du 19 octobre 2017, Raimund, C‑425/16, EU:C:2017:776, point 30).

50      En revanche, la décision d’un tribunal des marques de l’Union européenne sur une action en contrefaçon jouit seulement d’une efficacité inter partes, de telle sorte que, une fois devenue définitive, cette décision ne lie que les parties qui sont intervenues dans cette action (voir, en ce sens, arrêt du 19 octobre 2017, Raimund, C‑425/16, EU:C:2017:776, point 31).

51      C’est ainsi que la Cour a jugé qu’un tel tribunal est tenu de statuer sur la demande reconventionnelle en nullité d’une marque de l’Union européenne introduite conformément à l’article 128, paragraphe 1, du règlement 2017/1001, dans le cadre d’une action en contrefaçon de cette marque, au sens de l’article 124, sous a), de ce règlement, avant de pouvoir statuer sur cette dernière action à laquelle est opposée la même cause de nullité absolue (voir, en ce sens, arrêt du 19 octobre 2017, Raimund, C‑425/16, EU:C:2017:776, points 33 et 34).

52      À la lumière des spécificités du régime encadrant la demande reconventionnelle, interpréter cette voie de droit autonome ayant pour objet d’apprécier la validité des marques de l’Union européenne en ce sens que le titulaire de la marque de l’Union européenne pourrait, en se désistant de son action en contrefaçon, priver un tribunal des marques de l’Union européenne de la possibilité de statuer sur la demande reconventionnelle en nullité introduite dans le cadre de cette action reviendrait à méconnaître la portée de la compétence que le législateur a entendu conférer aux tribunaux des marques de l’Union européenne. Il ressort donc de l’économie générale du règlement 2017/1001 qu’une telle demande subsiste en cas de désistement du recours principal.

53      Enfin, en troisième lieu, le sens et la portée de la notion de « demande reconventionnelle », au sens du règlement 2017/1001, tels que précisés aux points 39 et 52 du présent arrêt, sont confirmés par les objectifs poursuivis par le règlement 2017/1001.

54      D’une part, il ressort de la jurisprudence relative au système établi par la convention du 27 septembre 1968, telle que modifiée et reprise ensuite, successivement, par les règlements nos 44/2001 et 1215/2012, que, dans un souci de bonne administration de la justice, la possibilité d’introduire une demande reconventionnelle permet aux parties de régler, au cours de la même procédure et devant le même juge, l’ensemble de leurs prétentions réciproques ayant une origine commune et, ce faisant, vise, notamment, à prévenir les procédures superflues et multiples, impliquant un risque d’arrêts contradictoires (voir, en ce sens, arrêts du 31 mai 2018, Nothartová, C‑306/17, EU:C:2018:360, points 21 et 22 ainsi que jurisprudence citée, et du 21 juin 2018, Petronas Lubricants Italy, C‑1/17, EU:C:2018:478, point 29 et jurisprudence citée). Or, ainsi qu’il ressort du considérant 32 du règlement 2017/1001, de tels objectifs sont visés par le régime prévu par ce règlement dans son ensemble et, plus particulièrement, aux articles 124 et 128 de celui-ci.

55      Il s’ensuit que la réalisation de ces objectifs implique qu’un tribunal des marques de l’Union européenne doit pouvoir statuer sur la prétention introduite par le défendeur à une action en contrefaçon au moyen d’une demande reconventionnelle en nullité de la marque de l’Union européenne concernée, en dépit du désistement de l’action principale.

56      En revanche, contraindre la partie ayant introduit une demande reconventionnelle à entamer une procédure auprès de l’EUIPO en cas de désistement du demandeur principal afin d’assurer de ne plus devoir se défendre, à l’avenir, face à ce dernier irait à l’encontre du principe d’économie procédurale.

57      D’autre part, interpréter la notion de « demande reconventionnelle » en ce sens que, en cas de désistement de l’action principale, il ne serait plus possible, pour un tribunal des marques de l’Union européenne, de trancher une demande reconventionnelle en nullité permettrait au titulaire d’une marque de l’Union européenne, en se désistant d’une procédure en contrefaçon qu’il aurait lui-même entamée, de continuer d’exploiter, le cas échéant de mauvaise foi, une marque de l’Union européenne qui a pu être enregistrée en méconnaissance des motifs absolus de refus d’enregistrement visés à l’article 7, paragraphe 1, du règlement 2017/1001. Or, une telle situation compromettrait la réalisation effective des objectifs poursuivis par ledit règlement (voir, en ce sens, ordonnance du 30 avril 2015, Castel Frères/EUIPO, C‑622/13 P, non publiée, EU:C:2015:297, points 46 et 47 ainsi que jurisprudence citée).

58      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 124, sous a) et d), ainsi que l’article 128 du règlement 2017/1001 doivent être interprétés en ce sens qu’un tribunal des marques de l’Union européenne, saisi d’une action en contrefaçon fondée sur une marque de l’Union européenne dont la validité est contestée au moyen d’une demande reconventionnelle en nullité, reste compétent pour statuer sur la validité de cette marque, en dépit du désistement de l’action principale.

 Sur les dépens

59      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :

L’article 124, sous a) et d), ainsi que l’article 128 du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil, du 14 juin 2017, sur la marque de l’Union européenne,

doivent être interprétés en ce sens que :

un tribunal des marques de l’Union européenne, saisi d’une action en contrefaçon fondée sur une marque de l’Union européenne dont la validité est contestée au moyen d’une demande reconventionnelle en nullité, reste compétent pour statuer sur la validité de cette marque, en dépit du désistement de l’action principale.

Signatures


*      Langue de procédure : l’allemand.